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Parcours : célébration du monde

COMMENTAIRE LITTERAIRE

L’amant, M. Duras, 1984

Le départ

 

 

La narratrice, après l’obtention de son baccalauréat, regagne la France sur un paquebot qui navigue durant plusieurs semaines à travers « la mer de Chine, la mer Rouge, l’océan Indien, le canal de Suez ». Plusieurs drames ont émaillé le trajet (disparition, suicide de passagers). C’est le moment des adieux, puis, plus tard, des souvenirs. 

 

 

     Elle aussi c’était lorsque le bateau avait lancé son premier adieu, quand on avait relevé la passerelle et que les remorqueurs avaient commencé à le tirer, à l’éloigner de la terre, qu’elle avait pleuré. Elle l’avait fait sans montrer ses larmes, parce qu’il était chinois et qu’on ne devait pas pleurer ce genre d’amants. Sans montrer à sa mère et à son petit frère qu’elle avait de la peine, sans montrer rien comme c’était d’habitude entre eux. Sa grande automobile était là, longue et noire, avec, à l’avant, le chauffeur en blanc. Elle était un peu à l’écart du parc à voitures des Messageries Maritimes, isolée. Elle l’avait reconnue à ces signes-là. C’était lui à l’arrière, cette forme à peine visible, qui ne faisait aucun mouvement, terrassée. Elle était accoudée au bastingage comme la première fois sur le bac. Elle savait qu’il la regardait. Elle le regardait elle aussi, elle ne le voyait plus mais elle regardait encore vers la forme de l’automobile noire. Et puis à la fin elle ne l’avait plus vue. Le port s’était effacé et puis la terre. 

(…)

     Et une autre fois, c’était encore au cours de ce même voyage, pendant la traversée de ce même océan, la nuit de même était déjà commencée, il s’est produit dans le grand salon du pont principal l’éclatement d’une valse de Chopin qu’elle connaissait de façon secrète et intime parce qu’elle avait essayé de l’apprendre pendant des mois et qu’elle n’était jamais arrivée à la jouer correctement, jamais, ce qui avait fait qu’ensuite sa mère avait consenti à lui faire abandonner le piano. Cette nuit-là, perdue entre les nuits et les nuits, de cela elle était sûre, la jeune fille l’avait justement passée sur ce bateau et elle avait été là quand cette chose-là s’était produite, cet éclatement de la musique de Chopin sous le ciel illuminé de brillances. Il n’y avait pas un souffle de vent et la musique s’était répandue partout dans le paquebot noir, comme une injonction du ciel dont on ne savait pas à quoi elle avait trait, comme un ordre de Dieu dont on ignorait la teneur. Et la jeune fille s’était dressée comme pour aller à son tour se tuer, se jeter à son tour dans la mer et après elle avait pleuré parce qu’elle avait pensé à cet homme de Cholen et elle n’avait pas été sûre tout à coup de ne pas l’avoir aimé d’un amour qu’elle n’avait pas vu parce qu’il s’était perdu dans l’histoire comme l’eau dans le sable et qu’elle le retrouvait seulement maintenant à cet instant de la musique jetée à travers la mer. 

COMMENTAIRE littéraire (pas complètement linéaire)

            Marguerite Duras, née en 1914 en Indochine, passe son enfance et son adolescence dans les colonies. Elle a été écrivaine, mais aussi scénariste et réalisatrice. Inspirée par le Nouveau Roman, elle renouvelle l’écriture romanesque pour mettre en avant les flux de conscience qui traversent ses personnages. 

            Dans ce roman d’inspiration autobiographique L’Amant, paru en 1984, elle relate sa vie en Indochine, dans les années 1930, ses relations difficiles avec sa mère, ruinée par l’administration coloniale et sombrant dans la folie, avec son frère aîné, délinquant qui terrorise la famille, et surtout sa rencontre avec le héros éponyme de l’œuvre, son futur amant qu’elle manipule et exploite.

            Pourtant, au moment de son départ d’Indochine, elle a une révélation : la narratrice comprend, une fois libérée du carcan colonial et familial, sa passion réelle pour cet amant méprisé. Cette révélation est énoncée à la troisième personne (« elle ») et non au « je » traditionnel de l’autobiographie. L’auteur prend ses distances avec elle-même : distance temporelle (la jeune fille de 17 ans et la narratrice de 70 ans), mais aussi dédoublement pour mieux s’observer, se voir souffrir, se comprendre. Elle semble répondre à l’incipit et expliquer enfin son vieillissement précoce : une passion déchirante qu’elle n’avait pas perçue comme telle et qui l’a détruite. Comment la narratrice dépeint-elle le déchirement de la jeune fille ? 

Le texte se découpe en deux mouvements : le départ d’Indochine, puis, au large, la révélation.

 

 

  1. Une séparation sous le signe d’une fausse indifférence

Deux mondes opposés, irréconciliables : 

. Le bateau, la passerelle levée et les remorqueurs en service, coupent les derniers liens avec la terre ; le bateau est isolé : deux mondes (le bateau et le continent) et deux groupes bien distincts s’opposent sur la terre ferme, sans conciliation possible : sa famille (la mère et le petit frère), puis le chinois et son chauffeur. Pas d’allusion dans ce passage à la foule des passagers et de leurs accompagnateurs. La vision de la narratrice se réduit à son univers. 

. Enfin, tout disparaît : la famille en premier avec l’évocation d’un paradoxe : le départ de la jeune fille ne modifie en rien leur attitude (« comme c’était d’habitude entre eux »), puis le chinois, son automobile, le port et enfin la terre. Les derniers éléments sont notés comme un effacement, une image qui s’affadit. 

Émotions contenues ou décalées de la narratrice :

. Le bateau personnifié, détient les sentiments : c’est lui qui lance « son premier adieu » ; la voiture de l’amant peut paraître assimilée à un corbillard, lieu d’isolement de l’amant, et mort de l’amour ; le retrait de la passerelle symbolise la coupure, la rupture définitive du lien. En effet, l’expression directe des sentiments est bannie. 

. Les émotions sont contenues : le vocabulaire des larmes et de la peine est nié : « elle avait pleuré » certes, mais « sans montrer » est répété 3x, « on ne devait pas pleurer ». Les sentiments sont résumés par le terme « rien ». La pression sociale et familiale est trop forte.

. Au contraire, le chinois laisse aller ses émotions : il est « terrassé(.) », l.8. Sa voiture, à l’écart, montre sa volonté de discrétion, de respect, mais sa présence est visible. 

Parallélisme inversé avec la scène de rencontre : symétrie des regards, c’est surtout la jeune fille qui ce jour-là regarde ; rappel du bac à travers le paquebot (bastingage) ; présence de l’automobile ; rappel d’un amour transgressif dans un contexte colonial et raciste : un « chinois », ce « genre d’amants » ; mais maintien d’un lien invisible entre les deux amants, ignoré par les autres (« elle savait qu’il la regardait. Elle le regardait elle aussi, elle ne le voyait plus mais elle regardait encore »). Choc, non plus de la rencontre, mais de la séparation. 

 

2. Conséquences : libération des sentiments

. Rôle de la valse de Chopin : c’est à la fois un rappel du lien avec l’Indochine et la mère et un révélateur des émotions enfouies. La préparation à la libération des émotions est énoncée dans une longue phrase : la répétition de « même » (3x) insiste sur le lieu de la révélation, encore proche du moment de la séparation ; la tournure impersonnelle « il s’est produit » souligne un processus indépendant de la jeune fille, extérieur ; la connaissance « secrète » et « intime » du morceau ramène la jeune fille à une profondeur opposée à l’indifférence initiale exhibée ; ce vocabulaire, associé à la musique, devient applicable à la relation avec l’amant, dérive et se superpose sur une autre réalité, la passion amoureuse, intime et secrète elle aussi ; ainsi, l’abandon du piano et l’échec de la musique semblent mis en parallèle avec l’échec de l’amour et l’abandon de l’amant. Le rôle de cette valse, donnée comme un « éclatement », terme qui souligne une forme de brutalité, revient dans des formules identiques : la soudaineté du morceau, que rien n’annonçait (pas de « concert » mentionné), surprend la jeune fille qui n’était pas préparée à ce brusque retour dans le passé. 

. Lyrisme et expression poétique des sentiments pour la première fois : 

. Importance d’éléments cosmiques favorables : insistance sur la « nuit », sur le « ciel illuminé », les « brillances », le calme de l’air (« pas un souffle de vent ») ; sorte d’expression romantique d’un contexte idéal au sentiment amoureux.

. Atmosphère tragique : présence de Dieu et désir de mourir pour échapper à la force du sentiment qui devient inéluctable : la musique se fait verbe, exprime une volonté divine : « injonction du ciel », « ordre de Dieu ».

. Litote expressive avec double négation (« elle n’avait pas été sûre tout à coup de ne pas l’avoir aimé d’un amour qu’elle n’avait pas vu ») dont les deux négations renforcent l’affirmation : la jeune fille a été éperdûment amoureuse. 

. Image finale : amour perdu « comme l’eau dans le sable » : éventuelle allusion au barrage érigé par la mère contre le Pacifique sur sa concession qui a provoqué le malheur de la famille, qui a été source de misère et qui a contribué à l’aveuglement de la jeune fille sur ses véritables sentiments et à cette rencontre ambiguë avec le chinois. 

 

 

Conclusion

            Ce passage est l’un des rares moments lyriques du récit où les sentiments trouvent une expression libre et libérée de toute contrainte extérieure, de tout jugement. Les émotions ne se cachent plus. La narratrice, des années plus tard, en France, reçoit un appel de l’amant avec le renouvellement d’une déclaration d’amour éternel. Cette scène est donc la révélation d’un amour unique et absolu. La narratrice devient pour la première fois sensible au monde extérieur qui participe à l’expression de sa peine. La célébration du monde va de pair avec la libération des sentiments.

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