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Célébration du monde

Commentaire linéaire

Sido, Colette, 1930

Le merle

 

Je la chante, de mon mieux. Je célèbre la clarté originelle qui, en elle, refoulait, éteignait souvent les petites lumières péniblement allumées au contact de ce qu’elle nommait « le commun des mortels ». Je l’ai vue suspendre, dans un cerisier, un épouvantail à effrayer les merles, car l’Ouest, notre voisin, enrhumé et doux, secoué d’éternuements en série, ne manquait pas de déguiser ses cerisiers en vieux chemineaux et coiffait ses groseilliers de gibus poilus. Peu de jours après, je trouvais ma mère sous l’arbre, passionnément immobile, la tête à la rencontre du ciel d’où elle bannissait les religions humaines…

– Chut !… Regarde…

Un merle noir, oxydé de vert et de violet, piquait les cerises, buvait le jus, déchiquetait la chair rosée…

– Qu’il est beau !… chuchotait ma mère. Et tu vois comme il se sert de sa patte ? Et tu vois les mouvements de sa tête et cette arrogance ? Et ce tour de bec pour vider le noyau ? Et remarque bien qu’il n’attrape que les plus mûres…

– Mais, maman, l’épouvantail…

– Chut !… L’épouvantail ne le gêne pas…

– Mais, maman, les cerises !…

Ma mère ramena sur la terre ses yeux couleur de pluie :

– Les cerises ?… Ah ! oui, les cerises…

Dans ses yeux passa une sorte de frénésie riante, un universel mépris, un dédain dansant qui me foulait avec tout le reste, allégrement… Ce ne fut qu’un moment, – non pas un moment unique. Maintenant que je la connais mieux, j’interprète ces éclairs de son visage. Il me semble qu’un besoin d’échapper à tout et à tous, un bond vers le haut, vers une loi écrite par elle seule, pour elle seule, les allumait. Si je me trompe, laissez-moi errer. Sous le cerisier, elle retomba encore une fois parmi nous, lestée de soucis, d’amour, d’enfants et de mari suspendus, elle redevint bonne, ronde, humble devant

l’ordinaire de sa vie :

– C’est vrai, les cerises…

Le merle était parti, gavé, et l’épouvantail hochait au vent son gibus vide.

COMMENTAIRE LINEAIRE

 

            Sido, roman autobiographique publié en 1930 par Colette, retrace son enfance heureuse en Bourgogne au contact d’une nature enseignée par Sido, mère érigée en personnage littéraire haut en couleur. Dans l’extrait, elle tente de décrire le caractère de cette femme originale et fantasque à travers l’épisode d’un merle picoreur de cerises. Oiseau traditionnellement indésirable dans un verger, il cause pourtant l’attention bienveillante de Sido qui s’enthousiasme pour la nature à l’œuvre en oubliant de défendre les cerises familiales. La petite Colette observe sa mère avec une surprise mi admirative, mi critique. En quoi l’épisode du merle est-il représentatif de la personnalité de Sido et de sa relation à sa fille ?

Le passage peut se découper en 3 mouvements : l.1-6, le contexte de l’épisode (introduction) ; l.7-16, l’observation du merle ; l.17 à fin, le commentaire de l’épisode et la chute. 

 

 

l.1-6 : contexte de l’épisode.

L’extrait s’ouvre sur l’annonce d’un projet : chanter et célébrer Sido. Le verbe « chanter » renvoie à la poésie épique de Virgile qui « chante les exploits du héros » troyen Énée (« arma virumque cano », Enéide, I, 1). Il s’agit donc d’ériger Sido en héroïne de son monde avec un style proche de la poésie (prose poétique). La narratrice reste toutefois prudente sur sa réussite et tempère son ambition par « de mon mieux ». Elle commence le portrait de Sido par une métaphore filée de la lumière. « Clarté » et « petites lumières » appartiennent à deux mondes opposés, celui de la mère et celui des autres, définis comme le « commun des mortels ». Les guillemets indiquent la citation exacte des paroles de Sido et la distance que prend Colette en insistant également avec la notation « ce qu’elle nommait ». Sido incarne donc une « clarté », un rayonnement et un éclat, et refuse de se compromettre avec les lumières moins brillantes des gens ordinaires qui ont sans doute fait des efforts (« péniblement »). Pourtant le vocabulaire marque un rejet ferme : « refoulait, éteignait ». Sido se veut donc peu commune, différente. L’épisode du merle va illustrer cette caractéristique initiale. Il commence, dans la 3ème phrase, par une rivalité d’épouvantails pour chasser les oiseaux des arbres fruitiers. L’expression « ne manquait pas de » montre la préparation intensive du voisin dont Sido -ou la narratrice-, en le réduisant à un point cardinal (« l’Ouest ») et en employant le terme « déguiser », se moque allègrement. L’« épouvantail à effrayer les merles » de la mère fait donc concurrence aux arbres travestis en « chemineaux » et coiffés de chapeaux « gibus » du voisin réduit aux bruits qui franchissent le mur mitoyen (« éternuements »). L’événement principal se déroule quelque temps plus tard (« peu de jours après »). Le point de vue est interne à la petite fille qui regarde sa mère sans comprendre tout d’abord la scène. L’énigmatique formule « passionnément immobile » sous l’arbre crée un mystère à laquelle la petite cherche une explication religieuse (une « rencontre du ciel ») qui ne la convainc pourtant pas (« bannissait les religions humaines »). L’athéisme de Sido est donc rappelé à l’occasion de cet épisode qui convoque la perfection de la nature. Les points de suspension laissent au lecteur le temps de comprendre l’expression malicieuse.

 

l.7-16 : observation du merle.

A partir de la ligne 7 commence l’épisode du merle qui se déroule essentiellement à travers un dialogue entre la mère et la fille. La première réplique de Sido, « chut », a valeur d’impératif pour réduire sa fille au silence. Elle l’invite à regarder, dans un deuxième impératif. Colette décrit alors précisément l’objet de toute l’attention de sa mère : un merle en train de picorer des cerises. La précision du vocabulaire pour décrire l’oiseau (« oxydé de vert et de violet ») ainsi que ses actions, dans un rythme ternaire (« piquait, buvait, déchiquetait »), montre son sens aigu de l’observation et sa volonté évidente de l’effaroucher. Pourtant, la mère réagit contre toute attente : elle admire le passereau à l’œuvre. Il s’agit même de ne pas le déranger (« chuchotait »). Si la petite doit garder le silence, seule la parole de Sido compte. Elle énonce une série de questions à valeur d’ordre (trois questions rhétoriques) pour terminer par un impératif (« remarque »). Elle se livre à une séance de leçon de choses sur le merle et apprend à sa fille à observer le banal (« tu vois », x2, « remarque ») pour en découvrir la beauté insoupçonnée. Elle analyse chaque partie de l’oiseau (la patte, la tête, le bec) pour finir sur son intelligence. On devine donc que le merle se régale depuis un certain nombre de cerises. La réaction de la petite, qui tient de la cohérence avec la rivalité des épouvantails du premier paragraphe, suscite l’impatience de sa mère qui lui coupe la parole. Les points de suspension marquent l’interruption du nouveau « chut ». Sa remarque sur l’épouvantail tient du paradoxe. Sa présence et son utilité lui échappent momentanément. Son objectif n’est plus de protéger les cerises, mais d’observer l’agilité d’un merle. La deuxième intervention de la petite Colette semble avoir plus d’effet. La narratrice nous montre Sido revenir à regret à la réalité triviale des arbres fruitiers par la répétition de « cerises » dans une question, puis une interjection (« ah ! »). C’est la fin de l’observation de l’avifaune, entre sciences et rêverie naturaliste.

 

l. 17 à fin : commentaire de l’épisode.

Colette adulte commente l’épisode pour tenter de saisir le portrait psychologique de sa mère. Le nouveau rythme ternaire (« frénésie, mépris, dédain ») semble définir une forme de folie, d’enthousiasme exacerbé qui la distingue des autres et ramène au premier paragraphe et le refus de la banalité, du commun, du petit. Colette est englobée dans ce jugement tout d’abord qualifié d’« universel », mais qui s’abat également sur elle, témoin indigne de la compréhension de la nature, au même titre que les autres. Les points de suspension interrompent l’exaltation de Sido, réaction donnée comme fréquente (« pas unique »). On comprend la surprise de l’enfant car seule l’adulte est capable d’« interpréte(r) », de comprendre. L’adverbe « maintenant » montre le changement de temporalité. Le champ lexical de la lumière qu’on trouvait au début de l’extrait est repris (« éclairs », « allumait ») associé à la volonté de s’évader des contingences de la vie (« besoin d’échapper à tout et à tous, bond vers le haut ») pour trouver de la beauté, de l’insolite selon ses propres critères (« loi écrite par elle seule »). Toutefois, la narratrice insiste sur le caractère personnel de cette interprétation. Le terme « errer » est porteur d’un double sens : se tromper (même racine que le mot erreur), mais également ici vagabonder dans sa rêverie. Colette recrée donc sa mère, lui donne une profondeur réelle ou fictive. Elle implore par l’impératif l’indulgence du lecteur (« laissez-moi »). Le paragraphe se conclut sur le rôle aliénant de la femme, à la fois mère, épouse, responsable de la maison et donc préoccupée de nombreux « soucis ». Pourtant la mère accepte son rôle (le rythme ternaire, « bonne, ronde, humble » le montre), mais éprouve le besoin d’échapper parfois à son quotidien. 

La chute de l’épisode fait revenir Sido dans une réalité concrète où les cerises priment sur le merle. Les points de suspension semblent marquer son regret. La dernière phrase, pleine d’humour, oppose le merle « gavé » à l’épouvantail penaud dont la mission a échoué (« gibus vide »). 

 

 

            L’épisode du merle est donc pour Colette adulte significatif du portrait psychologique de sa mère, fantasque, originale, à la recherche de moments d’évasion d’une vie qui pourrait n’être réduite qu’à un ordinaire ménager. Elle rend donc hommage à cette femme qui lui a appris à observer la nature dans ses aspects les plus modestes. Son projet de chanter sa mère semble réussi. Mais c’est aussi l’occasion de souligner indirectement à quel point la relation entre la mère et la fille a été parfois compliquée : la petite Colette est dans l’extrait, comme dans d’autres passages de l’œuvre, sujette au mépris de Sido qui ne s’abaisse pas à faire plaisir à sa fille en protégeant les cerises, gourmandises attendues, sacrifiées au merle. Ce n’est visiblement pas une femme au caractère facile. Bien d’autres passages le montrent également. 

            A travers cet épisode, Colette célèbre le monde de la nature ordinairement ignorée, mais aussi le monde de sa mère. Si le merle est sujet à tension entre les deux protagonistes, l’aube, dans un autre extrait, est l’occasion d’une grande complicité entre la mère et la fille, un autre moment de « clarté originelle ». 

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