top of page

Parcours de lecture : théâtre et stratagème

Les fausses confidences, Marivaux, 1737

Commentaire linéaire

Acte III, scène 1

 

 

Dubois. Oh ! oui ! point de quartier. Il faut l’achever pendant qu’elle est étourdie. Elle ne sait plus ce qu’elle fait. Ne voyez-vous pas bien qu’elle triche avec moi, qu’elle me fait accroire que vous ne lui avez rien dit ? Ah ! je lui apprendrai à vouloir me souffler mon emploi de confident pour vous aimer en fraude.

 

Dorante. Que j’ai souffert dans ce dernier entretien ! Puisque tu savais qu’elle voulait me faire déclarer, que ne m’en avertissais-tu par quelques signes ?

 

Dubois. Cela aurait été joli, ma foi ! Elle ne s’en serait point aperçue, n’est-ce pas ? Et d’ailleurs, votre douleur n’en a paru que plus vraie. Vous repentez-vous de l’effet qu’elle a produit ? Monsieur a souffert ! Parbleu ! il me semble que cette aventure-ci mérite un peu d’inquiétude.

 

Dorante. Sais-tu bien ce qui arrivera ? Qu’elle prendra son parti, et qu’elle me renverra tout d’un coup.

 

Dubois. Je l’en défie. Il est trop tard ; l’heure du courage est passée ; il faut qu’elle nous épouse. 

 

Dorante. Prends-y garde ; tu vois que sa mère la fatigue.

 

Dubois. Je serais bien fâché qu’elle la laissât en repos.

 

Dorante. Elle est confuse de ce que Marton m’a surpris à ses genoux.

 

Dubois. Ah ! vraiment, des confusions ! Elle n’y est pas ; elle va en essuyer bien d’autres ! C’est moi qui, voyant le train que prenait la conversation, ai fait venir Marton une seconde fois.

 

Dorante. Araminte pourtant m’a dit que je lui étais insupportable.

 

Dubois. Elle a raison. Voulez-vous qu’elle soit de bonne humeur avec un homme qu’il faut qu’elle aime en dépit d’elle ? Cela est-il agréable ? Vous vous emparez de son bien, de son cœur ; et cette femme ne criera pas ! Allez vite, plus de raisonnements : laissez-vous conduire.

 

Dorante. Songe que je l’aime, et que, si notre précipitation réussit mal, tu me désespères.

 

Dubois. Ah ! oui, je sais bien que vous l’aimez ; c’est à cause de cela que je ne vous écoute pas. Êtes-vous en état de juger de rien ? Allons, allons, vous vous moquez ; laissez faire un homme de sang-froid. Partez, d’autant plus que voici Marton qui vient à propos, et que je vais tâcher d’amuser, en attendant que vous envoyiez Arlequin.

(Dorante sort.)

COMMENTAIRE LINEAIRE

Marivaux, auteur de théâtre du début du XVIIIème siècle, opère la transition entre le théâtre de Molière et celui de Beaumarchais. Le valet devient un personnage qui adopte les revendications libérales du siècle des Lumières qui se prépare. Dans Les Fausses confidences, pièce jouée en 1737, Dubois, ancien valet de Dorante, aide ce dernier à épouser une riche héritière, Araminte, en dépit des conventions sociales traditionnelles. Dans l'acte III, scène 1, son stratagème, bousculé par la riche veuve, est l'occasion pour lui de renouveler son autorité et sa ruse dominatrice. 

Dorante vient de déclarer sa flamme à Araminte, mais a été interrompu par l’arrivée de Marton qui l’a surpris à genou. C’est Araminte qui a poussé Dorante à se dévoiler en lui faisant rédiger une fausse lettre d’acceptation de mariage pour le comte. Dubois, fâché qu’Araminte, dont il est habituellement le confident, l’ait écarté de cette manigance, veut la bousculer dans son assurance. Il est irrité d’avoir été doublé et d’avoir perdu le contrôle d’une intrigue qu’il a lui-même générée. Les menteurs sont partout.

Comment Dubois tente-t-il de reprendre le contrôle de la situation ?

L’extrait se découpe en trois mouvements : les trois premières répliques font le bilan de la scène passée ; les huit répliques suivantes interrogent sur l’avenir ; et les deux dernières répliques montrent un Dubois à nouveau maître du jeu. 

 

 

Bilan de la scène passée

Dubois : son interjection, « Oh, oui ! », révèle un agacement. Dubois, devenu vindicatif, s’apprête à mener un nouveau combat, imprévu, désigné par l’expression « pas de quartier », terme militaire qui fait périphrase. Il se refuse à toute pitié, à toute clémence et profite de la faiblesse d’Araminte (« elle est étourdie…, ne sait plus »). Une certaine cruauté se dégage de ses propos. Il ne souhaite plus agir pour son maître, mais pour venger son amour propre. En effet, le stratagème initial prévu dans la scène d’exposition fonctionne au-delà des espérances (« Si vous lui plaisez, elle en sera si honteuse, elle se débattra tant, elle deviendra si faible, qu’elle ne pourra se soutenir qu’en épousant », I,2). Araminte lui échappe : « elle triche avec moi », « me souffle[…] mon emploi » (=me vole). Le terme « fraude » confirme l’idée de vol. Dubois se veut le seul maître du jeu. Le vocabulaire de la réplique sonne comme une menace : « il faut l’achever », « ah, je lui apprendrai ! ». Il tente d’affirmer sa toute-puissance. Dubois se sent spolié et cherche une victoire totale par un mariage accompli grâce à ses intrigues. L’expression de son mécontentement forme un ensemble comique. Il est frustré.

Dorante : le jeune homme n’est pas dans le même état d’esprit que Dubois. Il est centré sur ses sentiments et évoque, au passé composé (« j’ai souffert ») et dans une exclamative, son supplice amoureux. Le ton est lyrique. Au contraire, le valet est centré exclusivement dans le présent et le futur. On perçoit la dépendance de Dorante à Dubois. Sa souffrance se transforme en reproche. Ses pensées, attachées au souvenir de la scène précédente, la revisitent ; il réclame d’être davantage guidé, émet des souhaits et des regrets dans une interro-négative vaine et tente de comprendre le stratagème de Dubois.

Dubois : le valet répond sur le ton de l’ironie, dans une exclamative, suivie d’une question rhétorique. Il énonce au conditionnel les conséquences qu’il juge absurdes des propos de Dorante. Il se moque avant tout des angoisses de son protégé. Sa cruauté le conduit même à apprécier la souffrance et les effets qu’elle produit dans le jeu amoureux. L’apparence prime sur tout. Le personnage ne montre pas d’empathie. Il multiplie les exclamatives pour discréditer les sentiments de Dorante et tente de le rassurer par des pirouettes verbales. Pour lui, il faut souffrir pour être crédible.

 

Considérations sur l’avenir

Dorante : (« Sais-tu bien… ») Le jeune homme expose ses craintes et semble inquiet de l’assurance de Dubois. Il pose une question sur l’avenir à laquelle il répond lui-même. Il tente de réfréner l’ardeur du valet et de tempérer ses attaques.

Dubois : il argument par la provocation. Ses phrases sont brèves, réduites à des affirmations péremptoires. Son assurance le pousse au défi. Son ton devient comico-tragique : le temps et le destin sont en marche (« il est trop tard »). Les points-virgules accentuent le rythme des assertions. Cependant le pronom « nous » surprend. Dubois s’identifie totalement à son ancien maître et épouse sa cause comme la sienne. Le maître et le valet ne forment plus qu’un personnage dans son esprit. 

Dorante : par un impératif, Dorante tente plus directement de modérer le valet. Il avance un argument pour justifier ses doutes : la mère d’Araminte est un obstacle insurmontable. 

Dubois : il répond par un paradoxe provocateur et semble désirer les problèmes redoutés par Dorante. Il montre qu’il possède un stratagème, mais qu’il entoure de mystère ; il ne dévoile pas ses plans. Dorante, comme le spectateur, attend avec curiosité la suite de l’intrigue.

Dorante : il pose un deuxième argument : la contrariété d’Araminte surprise par Marton. Il lui prête un sentiment négatif de honte. Pour Marivaux, l’amour-propre est un obstacle à l’amour.

Dubois : (« Ah ! vraiment… ») Au contraire, celui-ci s’en réjouit. L’exclamation souligne son détachement et suggère qu’il a élaboré un stratagème plus abouti. Dubois reste dans la provocation, le paradoxe et une insouciance marquée. Il dévoile alors qu’il est le responsable de cette confusion par la manipulation de la servante Marton. C’est un petit coup de théâtre qu’on découvre a posteriori. 

Dorante : il expose un troisième argument : des sentiments négatifs d’Araminte à son égard.  

Dubois : le valet renchérit et adhère avec comique à l’argument de sa maîtresse pour le reprendre à son compte dans une question rhétorique. Dorante est insupportable parce qu’il ne se laisse manipuler qu’avec réticence et parce qu’Araminte doit reconnaître sa faiblesse pour son jeune employé. Les explications psychologiques de Dubois sont particulièrement comiques : il justifie auprès de Dorante la réaction de défense de sa maîtresse. 

 

Dubois à nouveau maître du jeu

Dorante : (« Songe que je l’aime… ») Il conclut l’échange en revenant à sa préoccupation première dans un registre lyrique : son amour pour Araminte. Il a cédé aux contre-arguments de Dubois et à son assurance. Il le met simplement en garde contre un stratagème hasardeux. 

Dubois : Il souligne les évidences énoncées par Dorante et tente ainsi de le rassurer. Il n’a pas oublié l’enjeu majeur du stratagème dans son désir de vengeance personnelle. Ses interjections, « allons, allons », montrent qu’il reprend le contrôle de la situation. Dubois ose même employer des impératifs (« laissez faire », « partez ») pour lui dicter sa conduite. L’arrivée de Marton prépare la scène suivante. La vraie victime sera Marton. Le terme « amuser » le prédit.

 

 

Dubois élabore son stratagème pour envisager un triomphe à la fois amoureux et social, en dehors des conventions traditionnelles. C’est un véritable metteur en scène qui régit les situations et provoque les sentiments jugés favorables à l’évolution amoureuse. Le valet apparaît comme un manipulateur particulièrement habile. La cruauté pointe derrière le comique, mais également l’amour. 

Dubois semble être un double du Figaro de Beaumarchais, la cruauté en moins et les revendications politiques plus nettement affirmées. 

bottom of page