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Lorenzaccio, Musset, 1834, Acte IV, scène 11

 

Le meurtre du duc

 

LE DUC. Je suis transi, – il fait vraiment froid. (Il ôte son épée.) Eh bien, mignon, qu’est-ce que tu fais donc ?

LORENZO. Je roule votre baudrier autour de votre épée, et je la mets sous votre chevet. Il est bon d’avoir toujours une arme sous la main. (Il entortille le baudrier de manière à empêcher l’épée de sortir du fourreau.)

LE DUC. Tu sais que je n’aime pas les bavardes, et il m’est revenu que la Catherine était une belle parleuse. Pour éviter les conver­sations, je vais me mettre au lit. – À propos, pourquoi donc as-tu fait demander des chevaux de poste à l’évêque de Marzi ?

LORENZO. Pour aller voir mon frère, qui est très malade, à ce qu’il m’écrit.

LE DUC. Va donc chercher ta tante.

LORENZO. Dans un instant. (Il sort.)

LE DUC, seul. Faire la cour à une femme qui vous répond « oui » lorsqu’on lui demande « oui ou non », cela m’a toujours paru très sot, et tout à fait digne d’un Français. Aujourd’hui surtout que j’ai soupé comme trois moines, je serais incapable de dire seulement : « Mon cœur », ou « Mes chères entrailles », à l’infante d’Espagne. Je veux faire semblant de dormir ; ce sera peut-être cavalier, mais ce sera commode. (Il se couche. – Lorenzo rentre l’épée à la main.)

LORENZO. Dormez-vous, seigneur ? (Il le frappe.)

LE DUC. C’est toi, Renzo ?

LORENZO. Seigneur, n’en doutez pas. (Il le frappe de nouveau. ­— Entre Scoronconcolo.)

SCORONCONCOLO. Est-ce fait ?

LORENZO. Regarde, il m’a mordu au doigt. Je garderai jusqu’à la mort cette bague sanglante, inestimable diamant.

SCORONCONCOLO. Ah ! mon Dieu ! c’est le duc de Florence !

LORENZO, s’asseyant sur le bord de la fenêtre. Que la nuit est belle ! Que l’air du ciel est pur ! Respire, respire, cœur navré de joie !

SCORONCONCOLO. Viens, maître, nous en avons trop fait ; sau­vons-nous.

LORENZO. Que le vent du soir est doux et embaumé ! Comme les fleurs des prairies s’entrouvrent ! Ô nature magnifique, ô éternel repos !

SCORONCONCOLO. Le vent va glacer sur votre visage la sueur qui en découle. Venez, seigneur.

LORENZO. Ah ! Dieu de bonté ! quel moment !

SCORONCONCOLO, à part. Son âme se dilate singulièrement. Quant à moi, je prendrai les devants. (Il veut sortir.)

LORENZO. Attends ! Tire ces rideaux. Maintenant, donne-moi la clef de cette chambre.

SCORONCONCOLO. Pourvu que les voisins n’aient rien entendu !

LORENZO. Ne te souviens-tu pas qu’ils sont habitués à notre tapage ? Viens, partons. (Ils sortent.)

COMMENTAIRE LINEAIRE

Introduction

           Lorenzaccio de Musset est un drame romantique écrit en 1834, mais monté sur scène en 1896, parce que réputé injouable, à lire assis « dans un fauteuil ». Il s’agit d’une pièce historique complexe dont l’intrigue se situe dans la Florence du XVIème siècle, durant le règne du cruel Alexandre de Médicis. Lorenzo, cousin idéaliste du duc, cherche à libérer la ville des exactions cruelles du despote. 

          Musset a créé un personnage romantique, exalté, dont le double jeu, pour gagner la confiance de l’ennemi, lui a valu une réputation de débauché et le surnom méprisant de « Lorenzaccio ». Dans la scène 11 de l’acte IV, le jeune homme exécute son plan. Le meurtre aura lieu sur scène, devant les spectateurs, loin des conventions traditionnelles du théâtre classique. Le protagoniste porte les illusions et les déceptions du dramaturge lors de la Révolution des Trois Glorieuses (en 1830) : la mise à mort d’un tyran voit naître un autre tyran. 

            Comment, à travers la réussite d’un stratagème, perçoit-on en filigrane l’échec du projet ?

            L’extrait se découpe en deux temps majeurs : la réalisation du meurtre (l.1 à 19), puis ses conséquences psychologiques (l.20 à fin). 

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