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Célébration du monde

Commentaire linéaire – Sido, Colette, 1930

« Aube »

 

Sites intéressants https://commentairecompose.fr/sido-colette-car-j-aimais-tant-l-aube/

https://www.bacfrancais.com/bac_francais/355-colette-sido-aube.php

NB. Attention au découpage du texte et à la linéarité qui tend parfois au commentaire plus composé…

 

Car j’aimais tant l’aube, déjà, que ma mère me l’accordait en récompense. J’obtenais qu’elle m’éveillât à trois heures et demie, et je m’en allais, un panier vide à chaque bras, vers des terres maraîchères qui se réfugiaient dans le pli étroit de la rivière, vers les fraises, les cassis et les groseilles barbues.

À trois heures et demie, tout dormait dans un bleu originel, humide et confus, et quand je descendais le chemin de sable, le brouillard retenu par son poids baignait d’abord mes jambes, puis mon petit torse bien fait, atteignait mes lèvres, mes oreilles et mes narines plus sensibles que tout le reste de mon corps… J’allais seule, ce pays mal pensant était sans dangers. C’est sur ce chemin, c’est à cette heure que je prenais conscience de mon prix, d’un état de grâce indicible et de ma connivence avec le premier souffle accouru, le premier oiseau, le soleil encore ovale, déformé par son éclosion… 

Ma mère me laissait partir, après m’avoir nommée « Beauté, Joyau-tout-en-or » ; elle regardait courir et décroître sur la pente son œuvre, – « chef-d’œuvre » disait-elle. J’étais peut-être jolie ; ma mère et mes portraits de ce temps-là ne sont pas toujours d’accord… Je l’étais, à cause de mon âge et du lever du jour, à cause des yeux bleus assombris par la verdure, des cheveux blonds qui ne seraient lissés qu’à mon retour, et de ma supériorité d’enfant éveillée sur les autres enfants endormis.

Je revenais à la cloche de la première messe. Mais pas avant d’avoir mangé mon saoul, pas avant d’avoir, dans les bois, décrit un grand circuit de chien qui chasse seul, et goûté l’eau de deux sources perdues, que je révérais. 

 

COMMENTAIRE LINEAIRE

            Colette se lance dans la rédaction de Sido qu'elle publie en 1930 après de grands succès littéraires (Les Claudine, 1900-1907, Chéri, 1920, Le blé en herbe, 1923, notamment). Elle a atteint la maturité et se replonge dans la correspondance maternelle et dans des souvenirs lointains qu’elle fait renaître. Mais, entre pointes assassines et réelle nostalgie, elle érige sa mère, Sido, en personnage littéraire, héroïne originale de la petite ville de Saint-Sauveur-en-Puisaye. Dans l’extrait, la mère, après avoir dénigré la mode parisienne aimée par sa fille, l’autorise à se promener à l’aube dans la campagne environnante que la petite Sidonie-Gabrielle parcourt alors avec une liberté totale. La nature et cette célébration de la beauté du jour créent entre elles deux une complicité immense et un bonheur absolu. Comment l’autrice évoque-t-elle son bonheur au cœur de la nature ?

            Le texte se découpe en 4 § : la « récompense » de l’aube en introduction ; le plaisir solitaire d’une nature fusionnelle ; le regard de la mère sur sa fille ; le retour à la maison.

 

 

1§ : la récompense de l’aube.

Colette développe par la conjonction « car » l’idée de la phrase qui précède le texte : des « étés presque sans nuits ». On comprend dès lors que ces sorties matinales sont fréquentes. L’adverbe « tant » renforce l’attrait de la narratrice pour cette partie de la journée et amène la conséquence -peu logique pour le lecteur, mais évidente pour Sido- « que ma mère me l’accordait en récompense ». Le terme « récompense » indique un cadeau privilégié sans aucune précision sur le motif, mais surtout une immense complicité entre la mère et la fille et une confiance totale. Si le lecteur est surpris de cette liberté accordée à une petite fille, la mère et la fille sont dans une harmonie absolue, étrangères à la notion de risque. 

La deuxième phrase décrit à grands traits l’objectif de la fillette : les terres maraîchères, lieu d’exploitation agricole. Il s’agit de profiter des fruits de la nature et des cultures pour en rapporter : fraises, cassis, groseilles concluent, dans un rythme ternaire, le but de cette expédition, entre monde civilisé et monde sauvage « dans le pli étroit de la rivière ». Plaisir et utilité sont donc liés, ce que rappellent les deux paniers vides qu’elle transporte. 

 

2§ : une nature fusionnelle.

Le deuxième paragraphe répète l’heure matinale déjà énoncée : la petite Colette est donc particulièrement motivée et la narratrice adulte souligne le caractère extraordinaire de ces sorties ainsi que le contraste entre le village et sa famille : « tout dormait ». Les premiers termes qui décrivent la nuit sont quasiment bibliques : « bleu originel, humide et confus ». La fillette assiste à l’origine du monde, à sa naissance qui émerge du chaos ou d’un univers encore immaculé. On est proche des récits bibliques ou mythologiques. Elle fusionne progressivement avec la nature par l’action du brouillard dans lequel elle plonge en descendant un « chemin de sable ». Des jambes aux oreilles, le brouillard l’enveloppe complètement dans une exacerbation des sens et une conscience précise des parties de son corps, « jambes, torse, lèvres, oreilles, narines ». Certaines notations sont surprenantes : le petit torse « bien fait » ou des « narines plus sensibles » semblent impliquer le regard d’une narratrice adulte qui connaît parfaitement ses perceptions sensorielles et sensuelles ; le brouillard devient étreinte. La phrase s’achève par des points de suspension qui laissent au lecteur un temps pour imaginer la scène ou concevoir de possibles conséquences de cette promenade solitaire, immédiatement écartées par la phrase suivante. Si tout danger est exclu, Colette se refuse toutefois à faire l’éloge des gens du pays : pas de dangers physiques certes, mais une certaine étroitesse d’esprit mesquin : le pays est « mal-pensant ». La mention des habitants est brève, le retour à l’évocation de la nature revient rapidement. Elle reprend le récit où elle l’avait interrompu -sur le « chemin »- pour mieux se distinguer des villageois et les exclure de l’aube qu’elle adore pour elle seule. Le vocabulaire hyperbolique qui la qualifie ensuite, dans un rythme ternaire, montre trois aspects de la conscience qu’elle possède de son escapade : accomplissement d’une prouesse hors du commun (« mon prix »), bonheur absolu avec un lexique religieux (« état de grâce »), complicité avec la nature encore intacte de l’aube (« connivence »). Le nouveau rythme ternaire énumère ce contact privilégié avec des éléments de la nature (« premier souffle, premier oiseau, soleil ») et donne un élan lyrique à l’instant de la naissance du soleil transfiguré par la métaphore filée de l’oiseau. Les éléments naturels se répondent et se confondent dans une prose qui devient poésie pour célébrer l’aube. La narratrice tente de faire partager son bonheur et le moment exceptionnel vécu à chaque aube par l’enfant qu’elle était. Le paragraphe s’achève sur de nouveaux points de suspension qui suggèrent la rêverie de l’écrivaine…

 

3§ : le regard de la mère.

Le récit reprend dans ce troisième paragraphe par le regard de la mère sur sa fille qui s’évade. Des dialogues échangés ne restent que les surnoms affectueux de la mère. Ils contiennent cependant tant d’ambition et d’hyperboles que Colette les écrit entre guillemets. Elle cite sa mère tout en prenant ses distances avec ces qualificatifs peu communs. Si « Beauté, Joyau-tout-en or » montrent une véritable admiration, « son chef-d’œuvre » marque clairement une possession et un désir de la mère de se prolonger dans sa fille pour cette audace transmise et permise. Elle semble se projeter tout entière sur l’exploit de sa fille. Mais Colette fait preuve de lucidité et rétablit la réalité avec élégance et humour par la confrontation des propos de Sido aux photos d’époque. Les nouveaux points de suspension laissent place au temps d’un sourire, temps pour le lecteur de savourer la formule malicieuse de l’autrice. Toutefois, Colette justifie les surnoms dont sa mère la qualifie par la présence de la nature. La longue phrase énumérative qui conclut le paragraphe donne quatre arguments pour légitimer les termes élogieux précédents : la beauté de Sidonie-Gabrielle tient à son jeune âge éclairé par la douce lumière naissante, à la couleur changeante de ses yeux qui se modifie au contact de la verdure, aux cheveux sauvages et naturels en concordance avec l’environnement et à son éveil à une heure où tous les enfants du village dorment encore. La fusion avec la campagne est totale et modèle la petite fille qui se fond dans le paysage. On est quasiment dans un monde magique et féérique dont elle est l’héroïne. La chute de la phrase la met à nouveau à l’écart des autres. Elle est donc rendue supérieure par le discours de sa mère. 

 

4§ : le retour.

Le dernier paragraphe de l’extrait clôt l’aventure. Le signal du retour est donné par la cloche de l’église qui implique le réveil des habitants et le retour à la vie villageoise et civilisée. La conjonction « mais » indique toutefois une opposition. La fillette retarde son retour, du moins par une phrase dont le rythme rallonge l’excursion : « pas avant de » est répété deux fois et se développe grâce à trois infinitifs passés (« pas avant d’avoir mangé, avoir décrit, avoir goûté »). Elle énonce la satisfaction de ses désirs gustatifs et se compare à un animal doué d’odorat. Elle devient donc chien de chasse et découvre des lieux cachés et inconnus (« sources perdues ») dans une sorte d’épicurisme païen. A « la première messe », elle rétorque plaisirs des sens et vénération païenne de la nature par le verbe « révérer » qui achève le paragraphe. 

 

 

            La petite Colette semble donc pleine d’une existence et d’une connaissance inaccessibles aux autres, enfants comme adultes. Sa relation à la nature est fusionnelle, voire mystique, en tous les cas, privilégiée. C’est l’élément positif qui la relie à cette mère qui lui transmet ainsi son goût pour la nature, la liberté et une forme d’anticonformisme. 

            Colette, à travers cette introspection sur son enfance, semble remonter à l’origine de son caractère indépendant et original. Il prend source dans l’attitude de sa mère Sido, femme libre et affranchies des conventions sociales, mais également dans cette relation à la nature qu’elle a déjà explorée dans Les Vrilles de la vigne dès 1908. 

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