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"Rire et savoir"

Commentaire linéaire

Frère Jean des Entommeures, Gargantua, chap. XXVII (1534)

 

Ce disant, il mit bas son grand habit, et se saisit du bâton de la croix, qui était de cœur de cormier, long comme une lance, rond à plein poing, et quelque peu parsemé de fleurs de lys toutes presque effacées. Il sortit ainsi en casaque, mit son froc en écharpe, et de son bâton de la croix donna brusquement sur les ennemis qui sans ordre, ni enseigne, ni trompette, ni tambourin, parmi le clos vendangeaient. Car les porte-guidons[1] et porte-enseignes avaient mis leurs guidons et enseignes à l'entrée des murs ; les tambourineurs avaient défoncé leurs tambourins d'un côté, pour les emplir de raisins ; les trompettes étaient chargées de branches ; chacun était hors des rangs. Il choqua donc si rapidement sur eux, sans dire gare, qu'il les renversait comme porcs, frappant à tort et à travers, à la vieille escrime. 

            Aux uns il écrabouillait la cervelle, aux autres rompait bras et jambes, aux autres disloquait les spondyles du col, aux autres démolissait les reins, aplatissait le nez, pochait les yeux, fendait les mâchoires, enfonçait les dents en gueule, abattait les omoplates, meurtrissait les jambes, décrochait les hanches, déboîtait les bras…

            Si quelqu'un se voulait cacher entre les ceps, il lui froissait toute l'arête du dos, et l'éreintait comme un chien.

            Si un autre voulait se sauver en fuyant, à celui-là il faisait voler la tête en pièces par la commissure lambdoïde ; si quelqu'un grimpait dans un arbre, pensant y être en sûreté, il l'empalait de son bâton par le fondement.

            Si quelqu'un de sa vieille connaissance lui criait : — Ah ! frère Jean, mon ami, je me rends ! — Il le faut bien, disait-il, mais en même temps tu rendras l'âme à tous les diables ; et soudain lui donnait un coup ; et si quelqu'un assez téméraire osait lui résister en face, c'est là qu'il montrait vraiment la force de ses muscles, car il leur transperçait la poitrine par le médiastin et par le cœur.      À d'autres, donnant au-dessous des côtes, il subvertissait l'estomac et ils mouraient aussitôt. Il frappait si fièrement les autres par le nombril qu'il leur faisait sortir les tripes… Croyez que c'était le plus horrible spectacle qu'on vît jamais.

 

[1] Guidon : enseigne, étendard, bannière dans l’ancien vocabulaire militaire.

Version originale

Ce disant mist bas son grand habit, & se saisit du baston de la croix, qui estoyt de cueur de cormier long comme une lance, rond à plain poing & quelque peu semé de fleurs de lys toutes presque effacées. Ainsi sortit en beau sayon & mist son froc en escharpe. Et de son baston de la croix donna sy brusquement sus les ennemys qui sans ordre ny enseigne, ny trompette, ny tabourin, parmy le clous vendangeoient. Car les porteguydons & portenseignes avoient mys leurs guidons & enseignes l’orée des meurs, les tabourineurs avoient defoncez leurs tabourins d’un cousté, pour les emplir de raisins, les trompettes estoient chargez de moussines : chascun estoyt desrayé, Il chocqua doncques si roydement sus eulx sans dyre guare, qu’il les renversoyt comme porcs frapant à tors & à travers à la vieille escrime, es uns escarbouilloyt la cervelle, es aultres rompoyt bras & iambes, es aultres deslochoyt les spondyles du coul, es aultres demoulloyt les reins, avalloyt le nez, poschoyt les yeulx, fendoyt les mandibules, enfonçoyt les dens en la gueule, descroulloyt les omoplates, spaceloyt les greves, desgondoyt les ischies, debezilloit les faucilles. Si quelqu’un se vouloyt cascher entre les seps plus espès, à icelluy freussoit tout l’areste du doux : & l’esrenoit comme un chien. Si aulcun saulver se vouloyt en fuyant, à icelluy faisoyt voler la teste en pièces par la commissure lambdoide. Sy quelqu’un gravoyt en une arbre pensant y estre en seureté, ycelluy de son baston empaloyt par le fondement. Si quelqu’un de sa vieille congnoissance luy crioyt. Ha frère Iean mon amy, frère Iean ie me rend. Il t’est (disoit il) bien forcé. Mays ensemble tu rendras l’ame à tous les diables. Et soubdain luy donnoit dronos. Et si personne tant feut esprins de temerité qu’il luy voulust resister en face, là monstroyt la force de ses muscles. Car il leurs transperçoyt la poictrine par le mediastine & par le cueur, à d’aultres donnant suz la faulte des coustes, leurs subvertissoyt l’estomach, & mouroient soubdainement, es aultres tant fierement frappoyt par le nombril, qu’il leurs faisoyt sortir les tripes, es aultres par my les couillons persoyt le boiau cullier. Croiez que c’estoit le plus horrible spectacle qu’on veit ocnques…

COMMENTAIRE LINEAIRE

            Rabelais, humaniste du XVIème siècle, présente dans Gargantua, publié en 1534, une nouvelle sorte de moine, détaché des règles religieuses, guerrier, acteur de sa vie. Les aventures des géants Grandgousier et Gargantua servent à Rabelais de prétexte pour évoquer un monde contemporain en pleine mutation. 

            Les troupes de Pichrocole[1], après l’épisode des fouaces dérobées, envahissent le domaine de Grandgousier et dévastent la vigne de l’abbaye de Seuillé. Frère Jean, après avoir tenté en vain de rassembler les moines en prières pour défendre le clos, décide de passer à l’action et de se mettre en position de combat. Rabelais parodie dans cet extrait les romans chevaleresques tout en proposant une critique de l’univers religieux. La stéganographie, art de dissimuler, est omniprésente. Derrière le rire, se profile une réflexion sur le rôle de la religion dans les guerres. En effet, des événements contemporains ont nourri sa pensée : en 1516, Léon X a rêvé d’une nouvelle croisade menée par François 1er ; puis, de 1527 à 1528, s’est déroulé le sac de Rome sous le regard impuissant du pape Clément VII réfugié dans le château fortifié de Saint-Ange. Rabelais opère des transpositions et la gravité de la scène côtoie un comique burlesque. 

Comment l’auteur, à travers le mélange de l’épique et du comique (c’est-à-dire le burlesque), opère-t-il une critique de son temps ?

L’extrait peut se découper en 3 temps

l. 1 à 9 : description de la situation au moment où frère Jean engage le combat : les troupes de Pichrocole, en désordre, pille la vigne.

l. 10 à 13 : description du massacre commis par frère Jean.

l. 14 à 23 : différentes situations particulières. 

 

 

l. 1 à 9 : entrée en guerre de frère Jean. « Ce disant » opère une transition : frère Jean constate l’inutilité de la parole et passe à l’action dans le même temps que sa conclusion. Le moine devient laïc en défroquant (c’est-à-dire en retirant le froc, habit monacal avec capuche), pour être plus à l’aise, mais aussi pour marquer son changement de fonction. Rabelais critique dès l’entrée en scène du moine les règles trop strictes de la vie monastique. Fondateur de l’abbaye de Thélème à la fin de la guerre picrocholine, frère Jean mettra en pratique de nouvelles règles religieuses, très souples. De même, la croix du Christ devient une « lance » grâce à la comparaison : l’objet de culte se transforme en arme, en outil destructeur. Rabelais suggère -comme les protestants le réclameront- la fin du culte des images pieuses et des objets de dévotion. Frère Jean ne montre aucun respect pour les objets sacrés. La croix est décrite comme une parfaite arme de guerre : elle est réduite à un « bâton », en bois de cormier, donc très dure et résistante aux chocs, et s’adapte parfaitement au « poing ». De plus, elle est décorée de fleurs de lys, symbole royal. Ces détails, apparemment insignifiants, sont en réalité une référence historique. Au début de son règne, suite à ses succès militaires et diplomatiques, en 1516, François 1er s’est vu offrir une croix ornée de fleurs de lys par le pape Léon X qui voulait le pousser à entreprendre une guerre sainte (ou croisade) contre l’empire turc. Les fleurs de lys « presque effacées » rappelle discrètement l’échec du projet. 

L’habit monacal est également détourné de son emploi : le froc sert d’écharpe et perd son identité. Le sous-vêtement du moine prête alors à confusion : la « casaque » -ou sayon dans le texte original- est à la fois le vêtement simple porté par les paysans, mais aussi une sorte de blouse utilisée sous l’armure des chevaliers. Le religieux est donc associé au guerrier. Frère Jean, moine devenu guerrier, s’attaque à des ennemis en désordre, occupés à vendanger, à piller la vigne. L’accumulation de la négation « ni » souligne les manquements de l’adversaire et donc sa faiblesse. Les soldats de Pichrocole, indisciplinés, se sont transformé en viticulteurs et ont détourné leurs armes pour mieux vendanger. 

Le carnage en sera facilité. Rabelais énumère dans une longue phrase coupée de points-virgules, les différents postes armés et l’usage fait de leurs accessoires : les officiers, supposés guider, ont déposé leurs bannières ; les « tambourineurs », supposés transmette des ordres, ont crevé leurs instruments pour en faire des récipients ; les trompettes servent de support pour les pampres. L’armée semble métamorphosée en plante, comme dans les récits mythologiques d’Ovide. 

La consécutive (« il choqua si rapidement… qu’il les renversait ») souligne la rapidité et l’efficacité de l’action. Mais la comparaison, « comme porcs », change le registre épique en boucherie. On est dans une parodie de la chevalerie et de la grandeur épique. L’animalisation dégrade les soldats de Picrochole, mais également l’action de frère Jean, réduit à l’état d’artisan boucher. « Frappant à tort et à travers » désigne de façon technique tous les coups possibles (en tournoyant et en transperçant, c’est-à-dire de la pointe et du tranchant), mais également une action sans discernement. Héros solitaire, frère Jean est avant tout sanguinaire.

 

l. 10 à 13 : début de l’énumération des victimes. L’énumération, « aux uns… aux autres… aux autres… aux autres », marque une longue série d’attaques et de meurtres aussi variée qu’interminable. Frère Jean est un héros isolé face à d’innombrables ennemis réduits à l’impuissance. Le médecin s’amuse à décomposer les corps dans des énumérations complètes d’organes et de membres (de la cervelle aux jambes) et le linguiste à introduire des mots savants du grec ancien dans la langue française naissante (« spondyles -vertèbres-, omoplates »). A chaque partie du corps atteint correspond un verbe d’action précis (« écrabouillait, rompait, disloquait, démolissait, aplatissait, fendait, enfonçait, abattait, meurtrissait, décrochait, déboitait ») : Rabelais joue avec la langue et la déploie dans toute sa richesse. C'est un véritable dictionnaire des synonymes !

 

l. 14 à 23 : situations particulières. Rabelais détaille certaines situations particulières vécues par son héros et ses victimes : le sort réservé à ceux qui tentent d’échapper à la fureur de frère Jean qui ne cède en rien à la pitié, vertu chrétienne. Le moine élimine méticuleusement tous ceux qui ont touché à la vigne, symbole du vin, mais aussi symbole du Christ. Les adverbes « si », dans une répétition anaphorique, indiquent différents cas, conclus à chaque fois par le meurtre : « se cacher » ou « se sauver » mène inévitablement à une mort différente en fonction de la posture de la victime. L’adversaire est à nouveau dégradé, soit animalisé par une comparaison (« comme un chien » cette fois), soit réduit à un organe scatologique : empalé par l’anus (le « fondement ») qui devient une référence sexuelle. Ces grivoiseries côtoient du vocabulaire savant transcrit du grec (« commissure lambdoïde », suture des os du crâne). Le moine, pris de folie meurtrière, en oublie les valeurs chrétiennes qu'il devrait porter : pas de miséricorde, pas d'absolution pour l'ennemi, maudit et promis à l'enfer ("à tous les diables"). Le mélange des registres, l’accumulation de situations grotesques (entre des ceps, sur un arbre) permettent à cette scène de carnage d’être lisible sans sentiment d’horreur. Rabelais crée une distance par le comique. 

 

 

            Rabelais dépeint un moine qui préfère l’action à la passivité, mais qui va trop loin dans sa violence au point d’en oublier tous les principes chrétiens de pitié ou de charité. S’il est capable d’exploits, il accomplit cependant ses hauts faits sur des ennemis désorganisés, attaqués de dos. Mais l’auteur présente un personnage nouveau : un moine capable de se libérer des règles religieuses et de s’adapter aux circonstances. Frère Jean, soldat hors-pair, participera aux côtés de Gargantua à la guerre contre Picrochole. 

            Il est à noter que Rabelais, à l’image de frère Jean, a été moine avant de défroquer pour pouvoir rester libre de ses mouvements. Il rêve d’une autre forme de religiosité. L’abbaye de Thélème, qui conclut le roman, est une aspiration à la paix et à l’harmonie grâce à la présence de moines et moinesses intelligents et cultivés.

 

Pour aller plus loin : François 1er et le projet avorté d’une croisade contre l’empire turc.

https://www.cairn.info/francois-1er--9782262050542-page-161.htm )

 

[1] Étymologie du nom de Picrochole : tiré du grec, pikros désigne ce qui est piquant, aigu, aigre (et donc irritable et cruel) et cholè, la bile (d’où choléra, puis colère, qui a perdu son  « h »). 

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