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Célébration du monde

Commentaire linéaire

« Jour gris », Les vrilles de la vigne, Colette, 1908

 

         J’appartiens à un pays que j’ai quitté. Tu ne peux empêcher qu’à cette heure s’y épanouisse au soleil toute une chevelure embaumée de forêts. Rien ne peut empêcher qu’à cette heure l’herbe profonde y noie le pied des arbres, d’un vert délicieux et apaisant dont mon âme a soif… Viens, toi qui l’ignores, viens que je te dise tout bas le parfum des bois de mon pays égale la fraise et la rose ! Tu jurerais, quand les taillis de ronces y sont en fleurs, qu’un fruit mûrit on ne sait où, – là-bas, ici, tout près, – un fruit insaisissable qu’on aspire en ouvrant les narines. Tu jurerais, quand l’automne pénètre et meurtrit les feuillages tombés, qu’une pomme trop mûre vient de choir, et tu la cherches et tu la flaires, ici, là-bas, tout près…

            Et si tu passais, en juin, entre les prairies fauchées, à l’heure où la lune ruisselle sur les meules rondes qui sont les dunes de mon pays, tu sentirais, à leur parfum, s’ouvrir ton cœur. Tu fermerais les yeux, avec cette fierté grave dont tu voiles ta volupté, et tu laisserais tomber ta tête, avec un muet soupir… 

            Et si tu arrivais, un jour d’été, dans mon pays, au fond d’un jardin que je connais, un jardin noir de verdure et sans fleurs, si tu regardais bleuir, au lointain, une montagne ronde où les cailloux, les papillons et les chardons se teignent du même azur mauve et poussiéreux, tu m’oublierais, et tu t’assoirais là, pour n’en plus bouger jusqu’au terme de ta vie.

            Il y a encore, dans mon pays, une vallée étroite comme un berceau où, le soir, s’étire et flotte un fil de brouillard, un brouillard ténu, blanc, vivant, un gracieux spectre de brume couché sur l’air humide… Animé d’un lent mouvement d’onde, il se fond en lui-même et se fait tour à tour nuage, femme endormie, serpent langoureux, cheval à cou de chimère… Si tu restes trop tard penché vers lui sur l’étroite vallée, à boire l’air glacé qui porte ce brouillard vivant comme une âme, un frisson te saisira, et toute la nuit tes songes seront fous…

     

Commentaire linéaire

 

     Colette édite en 1908 une série de nouvelles tout d’abord publiées indépendamment dans la revue du Mercure musical ou de la Vie parisienne. Elle y évoque sa nostalgie d’un passé idéalisé ou crée des saynètes concernant sa vie parisienne.

     Dans « Jour gris », elle s’adresse, dans une sorte de monologue, à un autre muet qu’on devine son amant. Il s’agit en réalité de sa maîtresse, Missy, avec qui elle entretient une relation intime. Toutes deux sont dans une villa en Bretagne près de la mer. La narratrice, malade, soliloque en cherchant du réconfort dans ses souvenirs. Elle décrit avec nostalgie et lyrisme sa région natale qu’elle nomme, en un leitmotiv affectif, « mon pays ». Comment Colette évoque-t-elle ce souvenir lointain ? Comment l’idéalise-t-elle ?

     Le passage peut se découper en 4 mouvements qui semblent suivre les saisons ou le déroulement d’une journée : 1§, « automne » dans les bois ; 2§, printemps (« juin ») dans les « prairies » ; 3§, « été » dans le jardin ; 4§, « brouillard » dans la vallée.

 

 

1§ : Introduction au « songe » nostalgique et évocation de la région natale (aube automnale ?)

. l.1-4 : Dans la première phrase, la narratrice place au-dessus de tout son amour pour sa région natale. Elle tente, dans les lignes qui suivent, de justifier cette affirmation percutante. En effet, son départ forcé de son « pays » a été vécu comme un exil à la ruine de ses parents. Mais le lien traditionnel de possession est étrangement inversé : elle ne possède pas un lieu, elle est possédée par lui, malgré la distance géographique et temporelle (« j’appartiens à un pays »). Elle s’adresse à son interlocutrice avec un « tu » ambigu qui ne permet pas d’identifier la personne (amante, lecteur ?), mais qui interpelle pour mieux exclure : « tu ne peux empêcher ». C’est la malade capricieuse qui distille sa mauvaise humeur pour mieux sublimer la campagne de son enfance par opposition à la mer toute proche (évoquée dans les lignes qui précèdent le passage). La description commence par une personnification (« chevelure ») qui dépeint la forêt, certainement à l’aube (en opposition au dernier paragraphe). La répétition du verbe « empêcher » avec le changement du pronom sujet suggère la toute-puissance du lieu et de l’action du soleil. Mais les éléments naturels se mélangent étonnamment : les arbres se noient dans l’herbe (l.3) et le monde devient féérique et poétique. C’est un baume salvateur pour la malade : l’évocation du « vert » devient un remède « délicieux et apaisant » pour son « âme ».

. l.4-8 : Puis, le panorama général (« forêt, bois ») cède la place au détail. La narratrice invite son interlocutrice -ou son lecteur- à une visite intime du paysage par l’emploi répété de l’impératif (« viens »). Les deux verbes « dire et ignorer » opposent les deux personnes, l’une, pleine d’un savoir mystérieux et supérieur et, l’autre, profane qui doit être initié(e). Le paysage est appréhendé par les sens : l’odorat domine. Le lexique olfactif (« parfum », « narines », « aspirer », « flairer ») saisit les éléments cachés pour les révéler : le bois sent la rose et la fraise ; les fleurs, les fruits, une pomme diffusent leur odeur. L’odorat permet à la narratrice de découvrir une nature invisible à l’œil : « on ne sait où », « insaisissable », « cherches ». Elle semble s’animaliser (« flairer ») et fusionner avec son environnement. La ponctuation expressive (point d’exclamation, point de suspension, tirets) accompagne l’exaltation de la narratrice à l’évocation de ses souvenirs.

 

2§ : Prairies au printemps (juin)

Dans le deuxième paragraphe, la narratrice propose un voyage mental à sa partenaire (et au lecteur) dans les prairies fauchées par l’emploi de l’hypothèse (« si tu passais ») et des conditionnels (« sentirais, fermerais, laisserais »). Les images deviennent lyriques : les rayons de lune se métamorphosent en pluie par métaphore. Les éléments se mélangent : lumière (« lune »), pluie (« ruisselle »), paille (« meules »), sable (« dune ») pour créer un paysage fantastique qui devient progressivement voluptueux. Les sens libèrent le « cœur » et le vocabulaire devient sensuel (« volupté », « muet soupir »). L’odorat prédominant participe pleinement à cette sensualité une fois les yeux fermés (« tu fermerais les yeux ») et une relation amoureuse paraît naître dans le paysage qui sert de nid aux amantes.

 

3§ : Été au jardin

Le troisième paragraphe est constitué d’une seule phrase et énonce une nouvelle hypothèse (« et si tu arrivais ») avec l’anaphore de la conjonction « et ». Après les bois et les prairies, la promenade se poursuit dans un jardin, mot répété deux fois pour insister sur l’importance du lieu. Les termes employés, « mon pays », « que je connais », marquent un lien affectif intime très fort. Cependant, la narratrice semble délivrer un message qui devient inquiétant. Le paysage, moins accueillant, « noir de verdure et sans fleurs », perd sa lumière et s’assombrit progressivement (« bleuir », « azur mauve »). L’idée de mort s’insinue doucement : « poussiéreux », « terme de ta vie ». La vue domine, le parfum de la nature a disparu. La narratrice pointe dès lors des éléments plus négatifs, plus austères (« cailloux », « chardons ») ou éphémères (« papillons »). La dernière partie de la phrase décrit alors l’envoûtement quasi magique subi par le spectateur d’un tel spectacle : l’oubli et la pétrification. Le récit bascule dans un cadre mi-maléfique mi-enchanteur de conte de fées. 

 

4§ : Brouillard vespéral dans le vallon

l. 17-20 : Le dernier paragraphe reprend à nouveau la formule « mon pays » pour poursuivre le leitmotiv et compléter le tableau. La « vallée » constitue le berceau d’un « brouillard » qui, dans une longue métaphore filée, se métamorphose en « spectre », « nuage », « femme endormie », « serpent », « cheval ». Le lyrisme hyperbolisé crée donc des images oniriques et la multiplication des métaphores, du « berceau » aux êtres hybrides (« cheval à cou de chimère »), dessine un paysage fantastique de conte de fées. La narratrice rêve devant un paysage qui stimule son imagination et lui provoque des visions (ou de simples paréidolies). 

l. 20-fin : Les points de suspension interrompent les hallucinations pour revenir au dialogue. L’utilisation de l’hypothèse se poursuit, mais aux potentiels précédents, à l’imparfait/conditionnel, succède l’éventuel, au présent/futur (« si tu restes… saisira… seront… »). La narratrice a intégré son interlocutrice dans son récit et évoque les conséquences néfastes de la fascination ressentie face à la féérie du brouillard personnifié (« vivant », 2x) qui fascine et qui rend fou. Elle semble projeter sur son interlocutrice sa propre folie et son délire de malade fiévreuse. 

Conclusion

            Colette retrace donc, dans ces lignes, la beauté subjective de son pays natal dont elle tente de faire sentir la grandeur mystérieuse à son interlocutrice. Le lyrisme poétique exacerbé montre l’acuité des perceptions sensorielles et l’harmonie fusionnelle de la narratrice avec la nature. Loin de tout réalisme, les images fantastiques dominent et semblent s’adapter au délire de la malade. 

            Texte sensuel et nostalgique, « Jour gris » est fondateur pour Colette d’une nouvelle source d’inspiration qu’elle développera quelques années plus tard. Elle n’aura de cesse de revenir sur ce « pays natal » qu’elle a quitté et qui la possède pour devenir un objet littéraire. Dans Sido, il devient le sujet principal de son œuvre avec le personnage de sa mère, véritable maîtresse du lieu. 

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