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"Rire et savoir"

Commentaire linéaire

Comment Gargantua naquit de façon bien étrange

Chapitre VI

 

[...]      

            Alors une repoussante vieille de la compagnie, qui était venue de Brisepaille près de Saint-Genou avant soixante ans et qui avait la réputation d’être un grand médecin, lui fit un astringent* si horrible que tous ses sphincters* en furent tellement obstrués et resserrés que vous les eussiez élargis à grande peine avec les dents, ce qui est une chose bien horrible à penser. C’est de la même façon que le diable, à la messe de Saint-Martin* écrivant le caquetage* de deux commères, allongea à belles dents son parchemin.

            Suite à cet inconvénient, les cotylédons* se relâchèrent, et l’enfant sauta, entra dans la veine cave*, et, montant par le diaphragme* jusqu’au-dessus des épaules (où ladite veine se partage en deux), il prit son chemin à gauche, et sortit par l’oreille gauche.

            Dès qu’il fut né, il ne cria pas comme les autres enfants : « Mies ! mies », mais il s’écriait à haute voix : « À boire ! à boire ! à boire ! », comme s’il invitait tout le monde à boire, si bien qu’il fut entendu de tout le pays de Busse et de Bibarois.

            Je me doute que vous ne croyez sûrement pas cette étrange nativité. Si vous n’y croyez pas, je ne m’en soucie guère, mais un homme de bien, un homme de bon sens croit toujours ce qu’on lui dit et qu’il trouve dans les livres. Est-ce contraire à notre loi, à notre foi, à la raison, aux Saintes Écritures ? Pour ma part, je ne trouve rien écrit dans la Sainte Bible qui soit contre cela. Mais, si telle eût été la volonté de Dieu, diriez-vous qu’il ne l’eût pu faire ? Ah ! de grâce, ne vous encombrez jamais l’esprit de ces vaines* pensées, car je vous dis qu’à Dieu rien n’est impossible, et, s’il le voulait, les femmes auraient dorénavant ainsi leurs enfants par l’oreille.

            Bacchus ne fut-il pas engendré par la cuisse de Jupiter ? Roquetaillade ne naquit-il pas du talon de sa mère ? Croquemouche de la pantoufle de sa nourrice ? Minerve ne naquit-elle pas du cerveau par l’oreille de Jupiter ? Adonis par l’écorce d’un arbre à myrrhe ? Castor et Pollux de la coque d’un œuf pondu et couvé par Léda ?

            Mais vous seriez bien davantage ébahis et étonnés si je vous exposais à présent tout le chapitre de Pline où il parle des enfantements étranges et contre nature ; et toutefois je ne suis point un menteur aussi effronté* qu’il l’a été. Lisez le septième livre de son Histoire naturelle, chap. III, et ne me tarabustez* plus l’esprit avec ça.

 

Notes :

1 – « Elle » désigne Gargamelle, l’épouse de Grandgousier et la mère de Gargantua.
2 – Le « fondement » : le rectum, l’anus, et plus couramment le derrière.
3 – « Astringent » : médicament qui resserre les parties relâchées.
4 – « Sphincters » : muscles de l’anus.
5 - La Saint-Martin est fêtée le 11 novembre. La légende dit que le diable voulait noter tous les commérages et que son parchemin n’étant pas assez long a tenté de l’agrandir en tirant avec ses dents (un parchemin est en cuir).
6 – « Caquetage » : bavardage.
7 - Les « cotylédons » : lobes charnus situés à la surface utérine du placenta. Terme grec savant, transcrit dans la langue française par Rabelais. 

8 – « Veine cave » : veine collectrice du sang de toute la partie du corps située sous le diaphragme.

9 – « Diaphragme » : muscle séparant le thorax de l’abdomen.
10 – Vaines : inutiles, sans valeur, non sérieuse.
11 – Effronté : qui n’a honte de rien. 

12 – « Tarabustez » : ne me dérangez plus, ne m’ennuyez plus avec ça.

 

 

Texte en version originale

 

            Dont une horde vieigle de la compaignie, laquelle avoit la reputation d’estre grande medicine et là estoit venue de Brizepaille d’auprès de Sainctgenou d’avant soixante ans, luy feist un restrinctif si horrible, que tous ses larrys tant feurent oppilez et reserrez, que à grande pene avecques les dents, vous les eussiez eslargiz, qui est chose bien horrible à penser : mesmement que le diable à la messe de sainct Martin escripvent le caquet de deux gualoises, à belles dentz allongea son parchemin. 

            Par cest inconvenient feurent au dessus relaschez les cotyledons de la matrice, par lesquelz sursaulta l’enfant, et entra en la vène creuse, et gravant par le diaphragme iusques au dessus des espaules (où la dicte vène se part en deux) print son chemin à gausche, et sortit par l’aureille senestre. 

            Soubdain qu’il feut né, il ne crya pas comme les aultres enfans/ mies/ mies/ Mies. Mais à haulte voix s’escryoit, à boyre, à boyre, à boyre. Comme invitant tout le monde à boyre. Ie me doubte que ne croyez asseurement ceste estrange nativité. Si ne le croyez, ie ne m’en soucye pas, mais un homme de bien, un homme de bon sens croyt tousiours ce qu’on luy dict, et ce qu’il trouve par escript. … Est ce contre nostre loy, nostre foy, contre raison, contre la saincte escripture ? De ma par ie ne trouve rien escript es bibles sainctes, qui soyt contre cela. Mais si le vouloir de Dieu estoyt tel, diriez vous qu’il ne l’eust peu fayre ? Ha pour grace, ne emburelucocquez iamais vos espritz que a Dieu rien n’est impossible. Et s’il vouloit les femmes auroyent dorenavant ainsi leurs enfans par l’aureille. 

            Bacchus ne feut il pas engendré par la cuisse de Iuppiter ? Rocquetaillade nasquit elle pas du talon de sa mère ? Minerve, ne nasquit elle pas du cerveau par l’aureille de Iuppiter ? 

            Mais vous seriez bien dadvantaige esbahys & estonnez, si ie vous exposoys presentement tout le chapitre de Pline, on quel parle des enfantemens estranges, et contre nature. Et toutesfoys ie ne suis poinct menteur tant asseuré comme il a esté. Lisez le on septiesme de sa naturelle histoyre, cha. 3. & ne m’en tabustez plus l’entendement.

COMMENTAIRE LINEAIRE

Une nativité parodiée

 

     Des nativités extraordinaires se trouvent fréquemment racontées dans la Bible : naissance d’Adam (de la glaise façonnée) et d’Ève (d’une côte d’Adam) ; naissance du Christ (d’une vierge) ; naissance de la Vierge comme de saint Jean-Baptiste d’un parent stérile. Dans cet épisode, Rabelais s’oppose aux théologiens de la Sorbonne qui confondent foi et crédulité. La naissance de Gargantua est grotesque en apparence, mais en réalité profondément érudite. La tonalité burlesque est au service de l’humanisme et s’interroge sur la foi. Rabelais relate la naissance de Gargantua dans un contexte de beuverie ; le grossier côtoie le sérieux. Comment l’auteur met-il en place une réflexion religieuse à partir de la naissance extraordinaire de son héros ?

Le texte se découpe en 3 mouvements principaux : Le contexte de la naissance ; la naissance ; la justification de cette naissance extraordinaire.

La naissance donne lieu à une description détaillée et faussement réaliste. 

l. 1 à 5 : Rabelais dresse un portrait ambigu de la sage-femme, qui allie des caractéristiques positives comme négatives : son physique contredit ses compétences, à la manière du Socrate du prologue, particulièrement laid, mais doté de qualités morales exceptionnelles. Elle est « repoussante », « vieille » de « soixante ans » et venant de « Brisepaille près de Saint-Genou », qui serait une référence à une vie débauchée selon les spécialistes (elle aurait « brisé la paille » de son grabat à force de le fréquenter à genou). D’un portrait si horrible ne peut provenir qu’un événement extraordinaire car elle est « grand médecin » et pas seulement sage-femme, fait impensable à la Renaissance : oppositions et parallélismes caractérisent son portrait. Ses actions sont immédiatement suivies d’effets : deux consécutives s’enchaînent pour prouver son efficacité : « astringent si horrible que », « tellement obstrués et resserrés que ». Par association d’idées loufoques, Rabelais fait référence à une légende pour renforcer le savoir-faire de la vieille femme qui devient surnaturel, quasiment diabolique, mais traité avec dérision. Le subjonctif plus-que-parfait (« eussiez élargis ») crée une situation irréelle provocatrice. Si le diable sert d’argument d’autorité, la scatologie ridiculise le propos. Rabelais apostrophe son lecteur (« vous ») et l’invite à imaginer une scène répugnante. 

 

l. 6 à 8 : Après cette digression, l’auteur reprend le fil du récit : la naissance de l’enfant. Il s’amuse à tirer des conséquences absurdes de l’astringent de la vieille femme : les voies basses étant fermées, le bébé sort, selon une logique factice, par l’oreille gauche, côté traditionnellement sinistre et diabolique. C’est son éducation, plus tard, qui le corrigera, le rendant bon et juste.. Si la naissance est imaginaire, les organes nommés sont le fait d’un médecin et d’un linguiste érudit. En effet, le trajet du bébé suit scrupuleusement l’anatomie humaine. Mais, fait essentiel, la langue française ne possède pas encore ces mots techniques de « cotylédons », « diaphragme » (« sphincter » est une traduction moderne). C’est Rabelais qui les transcrit directement du grec et les impose à la langue contre le latin. Le discours grotesque sert paradoxalement un propos savant : la volonté d’enrichir une langue française encore balbutiante en 1534. Pour rappel, François 1er impose en 1539, par l’édit de Villers-Cotterêts, la langue française dans le droit (et non plus le latin). Rabelais fait donc passer par le rire grossier des termes savants et les offre à des lecteurs dont on peut se demander s’ils sont populaires ou eux-mêmes savants pour être en mesure de comprendre. 

 

l. 9 à 11 : Le bébé est aussi extraordinaire que sa naissance. Déjà doué de parole, il est différent (« pas comme les autres enfants »). Son gigantisme est perceptible dans sa voix tonitruante de stentor (« il fut entendu de tout le pays ») et dans sa soif démesurée. Rabelais, poursuit ses investigations linguistiques : il joue avec la racine de boire : le nom des villes dérive de ce verbe (« Busse », subjonctif imparfait de boire et « Bibarois » est proche de biberon). 

 

l. 12 à 17 : Rabelais interrompt le récit de la naissance pour interpeller son lecteur et l’amener à réfléchir sur un sujet bien plus grave : foi et crédulité dans la parole religieuse et dans la « nativité », terme réservé aux naissances bibliques (Christ, Vierge, saint Jean-Baptiste). La première phrase du paragraphe annonce la digression et instaure un dialogue avec son lecteur qu’il imagine dubitatif et qu’il traite avec une ironie moqueuse. La suite consiste donc en une argumentation pour convaincre le lecteur de la véracité de ce conte. Il emploie tout d’abord un argument moral pour culpabiliser l’incrédule qui ne peut être un « homme de bien » ou de « bon sens ». Il enchaîne avec une question rhétorique qui interroge prudemment sur la véracité des livres saints avec une énumération de 4 principes (loi, foi, raison, saintes Écritures) qui ne peuvent s’opposer à la croyance en une telle fable. En effet, les récits merveilleux sont multiples dans la Bible (virginité de la Vierge par exemple). Mettre la naissance de Gargantua en cause serait mettre en cause certains récits religieux. Il suggère donc malicieusement par ce parallélisme que son récit équivaudrait à certains passages bibliques. Rabelais est particulièrement irrévérencieux, mais très logique. Il pose les questions problématiques que les Évangéliques, puis les Protestants commencent à soulever. Rabelais anticipe ensuite une réfutation : l’argument d’expérience. Naître par l’oreille n’est ni dans les livres sacrés, ni dans la réalité. Rabelais balaie ce contre-argument d’un revers de manche et pose une hypothèse pratique. Il raisonne par l’absurde : Dieu est omnipotent et tout dépend de sa volonté. La conclusion est donc péremptoire et la démonstration rigoureuse, mais agrémentée d’hypothèses (« si » x2, l.15 et 17), de raisonnements par l’absurde et de 2 questions rhétoriques sans réponse évidente (l.14 et 16). 

 

l. 18 à 21 : Le paragraphe suivant détend le propos. Rabelais énumère des exemples de naissances extraordinaires à titre de preuve, mais les prend dans les textes païens de la mythologie ou dans les légendes folkloriques. La question religieuse est donc écartée et le lecteur simplement diverti. Rabelais fait à nouveau étalage de son érudition : il connaît parfaitement les textes anciens redécouverts depuis peu (noms latins tirés des Métamorphoses d’Ovide, Ier siècle av. J.-C. et début Ier siècle ap. J.-C.). Les mythes de Bacchus (Dionysos), Minerve (Athéna), Adonis, Castor et Pollux illustrent des naissances impossibles : d’organes divers d’un dieu, d’un œuf de cygne ou d’un arbre. Éléments naturels, végétaux ou animaux démontrent la toute-puissance des dieux. Roquetaillade et Croquemouche sont tirés de légendes d’un folklore parodique perdu. Rabelais semble s’amuser avec son érudition pour dissimuler son véritable message. 

 

l. 22 à 24 : Rabelais conclut la naissance de son héros en apostrophant une dernière fois son lecteur pour rire de son ignorance et de ses réactions face aux vérités qui lui sont exposées (« vous seriez ébahis et étonnés »). Il propose une ultime réflexion sur les vérités scientifiques en citant Pline l’Ancien (Ier siècle ap. J.-C.), dont l’Histoire naturelle est référence importante depuis l’Antiquité. C’est un argument d’autorité reconnu à la Renaissance. Pline expose quelques enfantements prodigieux (VII, 3). Sa conclusion est abrupte : qui est menteur ? Sans réponse, il agresse avec comique son lecteur « ne me tarabustez plus l’esprit avec ça ». 

 

 

     Dans cet épisode loufoque, Rabelais pose une méthode : derrière le grotesque, il soulève de vraies interrogations sur la vérité et la crédulité. 

     Rabelais passe sa vie en exil, à fuir la censure et les persécutions. Si la sœur de François 1er, Marguerite de Navarre, était favorable à une réflexion sur la religion, la publication de Gargantua durant l’affaire des placards (affiches placardées contre la messe jusque sur la porte de la chambre du roi, le 18 octobre 1534) rend le livre coupable aux yeux de la Sorbonne, faculté de théologie qui le condamne et le met à l’index. Mais la réflexion est en marche et une nouvelle ère d’affrontements religieux s’ouvrent (les guerres de religion se préparent). 

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