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Parcours de lecture

Poésie : la boue et l'or, alchimie poétique

Au cabaret vert, Rimbaud, 1870

Depuis huit jours, j’avais déchiré mes bottines
Aux cailloux des chemins. J’entrais à Charleroi.
– Au Cabaret-Vert : je demandai des tartines
De beurre et du jambon qui fût à moitié froid.

Bienheureux, j’allongeai les jambes sous la table
Verte : je contemplai les sujets très naïfs
De la tapisserie. – Et ce fut adorable,
Quand la fille aux tétons énormes, aux yeux vifs,

– Celle-là, ce n’est pas un baiser qui l’épeure ! –
Rieuse, m’apporta des tartines de beurre,
Du jambon tiède, dans un plat colorié,

Du jambon rose et blanc parfumé d’une gousse
D’ail, – et m’emplit la chope immense, avec sa mousse
Que dorait un rayon de soleil arriéré.

 

COMMENTAIRE LINEAIRE

Au cabaret vert, cinq heures du soir, Rimbaud, 

Poésies, 1870

 

Rimbaud, poète né en 1854 à Charleville, à la frontière belge, commence à écrire ses premiers poèmes dès son adolescence. Il publie un recueil de poésies en 1870, à 16 ans environ, par à l’intermédiaire de son professeur de rhétorique, Georges Izambard. En révolte contre sa mère et l’éducation stricte qu’il reçoit, il fugue plusieurs fois et trouve refuge à Douai où il est hébergé par ce même professeur à qui il confie des cahiers de poésies. 

Ses premiers poèmes sont à la fois le fruit de ses études scolaires et le début d’une écriture novatrice. Rimbaud y exprime sa révolte d’adolescent contre la morale bourgeoise et religieuse, la guerre qui sévit en 1870 sur la frontière franco-belge et évoque sa découverte d’une sensualité amoureuse et fougueuse. 

Dans le sonnet Au cabaret-Vert, il relate une étape apaisée dans un café, une pause lors d’une fugue. Les plaisirs simples et modestes qu’il vit alors se transfigurent en moment de jouissance provocatrice et de poésie. Comment le poète, par l’évocation parfois vulgaire de ce cabaret, construit une poésie novatrice ?

Le sonnet se découpe en 2 temps : v.1 à 7, c’est la description du lieu ; v.7 à 14, c’est la jouissance d’un plat et une illusion de virilité. 

 

Un lieu populaire et réconfortant/réparateur (description du lieu et du contexte), v.1 à 7

 

. Sous-titre, « Cinq heures du soir » et 1ère strophe : le sous-titre et la 1ère strophe dépeignent le contexte et l’atmosphère du lieu. Le sonnet est tout d’abord narratif. Le thème de la fugue apparaît dans le 1er vers ; l’adolescent est « depuis 8 jours » sur les « chemins ». Le vocabulaire indique une souffrance présente, mais visiblement reléguée à des considérations secondaires : bottines déchirées et cailloux qui entravent la marche. Les pieds sont malmenés, mais permettent la liberté. Une allitération en [ch] accompagne la cadence et la rend plus légère (« déchiré, chemin, Charleroi »). La césure à l’hémistiche du v.2 semble montrer la détermination du jeune homme pris dans l’action et qui garde le cap sur son but : 

« Aux cailloux des chemins. // J’entrais à Charleroi. »

Le tiret et la place du nom du café en début de 2ème vers indiquent l’importance du « Cabaret-Vert » pour l’adolescent. Il est détaché du reste de la phrase. La ponctuation marque la rapidité de l’enchaînement des actions (entrer, commander). La simplicité du plat qu’il commande révèle à nouveau le jeune fugueur : plat enfantin (des tartines de beurre), mais surtout bon marché. La présence du beurre, de tartines et de jambon surprend dans un poème : le ton est prosaïque, familier. La notation « à moitié froid » apporte un détail au plaisir gustatif anticipé. La précision de ces notations rappelle la faim du fugueur. L’enjambement qui coupe un complément du nom (« tartine/de beurre ») enlève à la rime finale son importance : la pause en fin de vers est supprimée à la lecture. Rimbaud s’amuse à introduire dans un poème un sujet banal et à déstructurer le vers classique. Il provoque tout d’abord discrètement.

 

. 2ème strophe – v.7 : la 2ème strophe n’est pas close ; elle enchaîne avec la 3ème strophe qui enchaîne elle-même avec la 4ème par un jeu d’enjambements. L’adjectif « bienheureux » en début de vers, isolé par une virgule, traduit l’état d’esprit du jeune homme. Bonheur et confort dominent, mais également rejet de la tenue correcte morale et bourgeoise classique : les jambes sont étendues. L’adjectif « verte » peint les couleurs du lieu et rappelle le nom du cabaret ; rejeté en début de vers, il remplit la strophe de couleur et déstructure le rythme du vers. Les sens du poète sont en effervescence : il observe et goûte par les organes sensoriels de la vue et du goût. Il occupe ses yeux pour remplir l’attente du plat et pour observer le cadre de sa liberté. « Les sujets très naïfs/de la tapisserie » correspondent à un goût enfantin qu’il réaffirme dans son poème Alchimie du verbe du recueil Une saison en enfer, 1873 (cf. anthologie distribuée). L’adjectif « naïf » montre sa capacité à juger du bon ou du mauvais goût, mais sa volonté de valider un goût éloigné des codes bourgeois ou classiques. Le terme « tapisserie », rejeté au vers suivant, déconstruit également le vers et affaiblit la rime. Le poème en prose que Rimbaud développera dans Une saison en enfer se dessine déjà par la suppression progressive des rimes. L’assonance en [i], doublée d’une allitération en [f] (« naïf, tapisserie, fille, vif »), tourne autour des lettres du mot « fille » (f/i). Elle devient le centre de l’attention. 

 

Jouissance et réjouissance, v. 7 à 14

. v.7-8 : l’arrivée du plat crée l’événement. L’assiette et la serveuse comblent son attente au-delà de toute mesure. Le terme « adorable » qui qualifie la serveuse est ambigu : digne d’être aimée ou vocabulaire religieux décalé et provocateur (adoration des mages, culte divin…) ? le qualificatif « fille » indique sa jeunesse et son statut social populaire et libre. Les « tétons énormes » et les yeux rieurs incitent le jeune à une rêverie érotique. La communication passe par une connivence sensuelle. La jeune femme n’est pas dans une posture de jugement. Le poète éprouve un bonheur simple ; il est serein après sa longue marche.

 

. Strophe 3

v. 9-11 : les tirets isolent la phrase, un commentaire du poète encouragé par le sourire des yeux, puis des lèvres de la jeune femme (« rieuse », v.10). Le vocabulaire et la construction de la phrase sont familiers « celle-là, ce n’est pas… ». Le temps est présent, l’instant actualisé. Tout se relâche (attitude, grammaire, vocabulaire). Le verbe « épeure » qui rime avec « beurre » associe les plaisirs de la chair : « jambon » et « tétons » semblent se superposer sous les lèvres du jeune homme. Il embrasse de la chair. La tiédeur du jambon qui, dans la strophe 1, était « à moitié froid » devient « tiède ». Cette transposition du plat à la serveuse suggère une amplification de la sensualité et de l’érotisme. Le « plat colorié » rappelle le décor coloré du cabaret. Le spectacle est visuel et gustatif. 

 

. Strophe 4

v. 12-14 : Le mot « jambon » est à nouveau répété. Rimbaud accentue la trivialité par la répétition et par le prosaïsme des termes choisis : la couleur rose confond les chairs dans une sensualité provocatrice et donne une nouvelle teinte à l’ensemble. A la couleur s’ajoute le goût de l’ail. Les sens sont en éveil. « Mousse » et « gousse » riment pour associer les saveurs. La strophe se clôt donc sur l’évocation d’une boisson mousseuse (une bière ?), mise en valeur par la présence d’un tiret comme la conclusion d’un bien-être total. L’adjectif « immense » hyperbolise la perception du jeune homme. L’image peut paraître très érotique, mais le retour du paysage extérieur fait rejaillir une image plus poétique. L’environnement contribue au bonheur du jeune homme : le « rayon de soleil » vient embellir la chope et illuminer le moment du repas solitaire. 

 

 

Le poème a une dimension autobiographique : le poète retrace en effet un moment de bonheur dans un épisode de fugue. Ses remarques le situent entre l’enfance et l’adolescence, entre un émerveillement enfantin et l’éveil à la sensualité.

Pourtant, loin d’être anecdotique, le sonnet prend une allure provocatrice et novatrice. Les règles classiques du sonnet et de la versification sont mises à mal ; le prosaïsme fait son entrée en poésie et derrière les vers déstructurés surgit en filigrane le poème en prose. Derrière la vulgarité se profile en réalité une poésie renouvelée ou, selon le parcours de lecture, derrière "la boue, l'or". Baudelaire opère de même dans La charogne par exemple où le morbide et le laid créent un renouvellement poétique. 

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