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Les fausses confidences, Marivaux, 1737

Parcours de lecture : Théâtre et stratagème

Commentaire linéaire

 

Acte I, scène 2

(((Dorante, Dubois, entrant avec un air de mystère.

DORANTE. – Ah ! te voilà ?

DUBOIS. − Oui, je vous guettais.

DORANTE. − J’ai cru que je ne pourrais me débarrasser d’un domestique qui m’a introduit ici et qui voulait absolument me désennuyer en restant. Dis-moi, Monsieur Remy n’est donc pas encore venu ?

DUBOIS. − Non : mais voici l’heure à peu près qu’il vous a dit qu’il arriverait. (Il cherche et regarde.) N’y a-t-il là personne qui nous voie ensemble ? Il est essentiel que les domestiques ici ne sachent pas que je vous connaisse.

DORANTE. − Je ne vois personne.)))

DUBOIS. − Vous n’avez rien dit de notre projet à Monsieur Remy, votre parent ?

DORANTE. − Pas le moindre mot. Il me présente de la meilleure foi du monde, en qualité d’intendant, à cette dame-ci dont je lui ai parlé, et dont il se trouve le procureur ; il ne sait point du tout que c’est toi qui m’as adressé à lui : il la prévint hier ; il m’a dit que je me rendisse ce matin ici, qu’il me présenterait à elle, qu’il y serait avant moi, ou que s’il n’y était pas encore, je demandasse une Mademoiselle Marton. Voilà tout, et je n’aurais garde de lui confier notre projet, non plus qu’à personne, il me paraît extravagant, à moi qui m’y prête. Je n’en suis pourtant pas moins sensible à ta bonne volonté, Dubois ; tu m’as servi, je n’ai pu te garder, je n’ai pu même te bien récompenser de ton zèle[1] ; malgré cela, il t’est venu dans l’esprit de faire ma fortune ! En vérité, il n’est point de reconnaissance que je ne te doive.

DUBOIS. − Laissons cela, Monsieur ; tenez, en un mot, je suis content de vous ; vous m’avez toujours plu ; vous êtes un excellent homme, un homme que j’aime ; et si j’avais bien de l’argent, il serait encore à votre service.

DORANTE. − Quand pourrai-je reconnaître tes sentiments pour moi ? Ma fortune serait la tienne ; mais je n’attends rien de notre entreprise, que la honte d’être renvoyé demain.

DUBOIS. − Eh bien, vous vous en retournerez.

DORANTE. − Cette femme-ci a un rang dans le monde ; elle est liée avec tout ce qu’il y a de mieux, veuve d’un mari qui avait une grande charge dans les finances, et tu crois qu’elle fera quelque attention à moi, que je l’épouserai, moi qui ne suis rien, moi qui n’ai point de bien ?

DUBOIS. − Point de bien ! votre bonne mine est un Pérou[2] ! Tournez-vous un peu, que je vous considère encore ; allons, Monsieur, vous vous moquez, il n’y a point de plus grand seigneur que vous à Paris : voilà une taille qui vaut toutes les dignités possibles, et notre affaire est infaillible, absolument infaillible ; il me semble que je vous vois déjà en déshabillé dans l’appartement de Madame.

DORANTE. − Quelle chimère !

DUBOIS. − Oui, je le soutiens. Vous êtes actuellement dans votre salle et vos équipages sont sous la remise.

DORANTE. − Elle a plus de cinquante mille livres de rente, Dubois.

DUBOIS. − Ah ! vous en avez bien soixante pour le moins.

DORANTE. − Et tu me dis qu’elle est extrêmement raisonnable ?

DUBOIS. − Tant mieux pour vous, et tant pis pour elle. Si vous lui plaisez, elle en sera si honteuse, elle se débattra tant, elle deviendra si faible, qu’elle ne pourra se soutenir qu’en épousant ; vous m’en direz des nouvelles. Vous l’avez vue et vous l’aimez ?

DORANTE. − Je l’aime avec passion, et c’est ce qui fait que je tremble !

(((DUBOIS. − Oh ! vous m’impatientez avec vos terreurs : eh que diantre ! un peu de confiance ; vous réussirez, vous dis-je. Je m’en charge, je le veux, je l’ai mis là ; nous sommes convenus de toutes nos actions ; toutes nos mesures sont prises ; je connais l’humeur de ma maîtresse, je sais votre mérite, je sais mes talents, je vous conduis, et on vous aimera, toute raisonnable qu’on est ; on vous épousera, toute fière qu’on est, et on vous enrichira, tout ruiné que vous êtes, entendez-vous ? Fierté, raison et richesse, il faudra que tout se rende. Quand l’amour parle, il est le maître, et il parlera : adieu ; je vous quitte ; j’entends quelqu’un, c’est peut-être Monsieur Remy ; nous voilà embarqués poursuivons. (Il fait quelques pas, et revient.) À propos, tâchez que Marton prenne un peu de goût pour vous. L’amour et moi nous ferons le reste.)))

 

[1] Allusion à la banqueroute du système de Law en 1720 (premier système boursier et bulle financière) qui a ruiné de très nombreux investisseurs (dont Marivaux -et Dorante !). 

[2] « Votre mine est un Pérou » : jeu de mots sur la polysémie du mot « mine », allusion à la fois à la belle apparence de Dorante et aux exploitations de cuivre ou d’or du Pérou, source de richesses.

 

COMMENTAIRE LINEAIRE

            En 1720, le système de Law s’effondre, entraînant la ruine de nombreux investisseurs, dont Marivaux. Dans Les Fausses confidences, en 1737, l’auteur met en scène les mésaventures du jeune Dorante, ruiné, qui se trouve dans l’obligation de solliciter un emploi pour subvenir à ses besoins. Son ancien valet, Dubois, entré au service de la riche veuve Araminte, imagine de lui faire épouser sa maîtresse. Par un jeu savamment préparé de fausses confidences, il espère qu’Araminte tombera amoureuse de son protégé dont la beauté et le charme sont les seuls atouts. Ainsi, argent, amour et manipulation donnent à cette pièce un ton réaliste et une morale pessimiste loin des romances légères des pièces précédentes. 

            La scène 2 est la véritable scène d’exposition de la pièce. La scène 1 a servi à introduire le personnage comique d’Arlequin de la troupe des Italiens et l’entrée en scène de Dorante dans l’hôtel particulier d’Araminte. Dubois et Dorante discutent maintenant et livrent aux spectateurs leur stratagème. On y découvre les personnages, leurs relations et les débuts d’une intrigue encore mal définie. 

            Comment cette scène d’exposition nous présente-t-elle les personnages et la stratégie de Dubois ? ou Dans quelle mesure la stratégie de Dubois met-elle en place des rapports de force et de domination ?

            La scène complète se découpe 4 mouvements : tout d’abord une transition avec la scène précédente (la crainte qu’Arlequin ou qu’un domestique ne les voie ensemble), puis le rappel d’un passé proche dont le spectateur est exclu (un projet non identifié), ensuite, la révélation du projet et les réticences de Dorante et enfin l’assurance de Dubois en la réussite de son entreprise. 

 

 

(2ème) 1er mouvement : le rappel d’un passé proche et la situation des protagonistes (l.10 à 25)

Dubois : c’est le valet qui mène le jeu et interroge Dorante tout en situant le personnage de M. Rémy, parent de son protégé. La famille est exclue du plan : le mensonge va donc dominer la pièce et être le moteur de l’action. Il s’agit d’un mystérieux « projet » qui suscite la curiosité du spectateur. 

Dorante : ph. 1-2 : Face à Dubois, Dorante se montre parfaitement docile ; les rôles sont donc inversés et l’ancien maître obéit à son ancien valet. Pourtant, dans la forme, la hiérarchie est respectée et Dubois vouvoie Dorante qui le tutoie. Il lui répond en détail. Les formules négatives et le lexique confirment tout d’abord la dissimulation qui lui a été recommandée : on observe des négations insistantes (« pas le moindre mot », « il ne sait point du tout ») qui indiquent que M. Rémy est l’objet d’une manipulation et un instrument du plan puisqu’il agit inconsciemment avec la « meilleure foi ». Il devient l’exécutant involontaire des directives de Dubois. Le titre, Les fausses confidences, se décline déjà dès les premières paroles des personnages : le mensonge est la clé du complot. Puis, la précision des paroles rapportées de M. Rémy souligne la bonne volonté obéissante de Dorante à exécuter les ordres de son oncle comme ceux de Dubois. La première partie du plan fonctionne donc puisqu’il s’agit de trouver un emploi auprès de la « dame » : un rendez-vous est déjà acté. Entre en scène, dans les paroles de Dorante, une nouvelle venue, Marton présentée par un déterminant indéfini « une » : mademoiselle Marton, pourtant essentielle par la suite, est donc reléguée à un rôle très subalterne dès sa première mention dans la bouche de Dorante. 

Ph. 3-5 : La formule « voilà tout » conclut le rapport de Dorante à Dubois. Ce dernier, bien qu’obéissant scrupuleusement, émet un doute sur la validité du projet qu’il qualifie d’« extravagant ». S’il en conserve le secret, c’est en autant par pudeur que par stratégie. Le conditionnel employé dans l’expression « je n’aurais garde » renforce la prudente discrétion de Dorante. Ce plan, encore inconnu du spectateur, paraît donc d’emblée comme un mauvais stratagème voué à l’échec. Dorante remercie par avance Dubois pour sa tentative de sauvetage avant le désastre qu’il pressent. C’est alors le moment où il rappelle à Dubois le bon temps passé ensemble pour expliquer aux spectateurs leurs relations et les motivations de son ancien valet : remercier l’ancien maître de son bon traitement. La reconnaissance les anime tous deux. 

Dubois : Il se contente de renchérir sur les paroles de Dorante et réitère son amitié. Tous deux sont malheureux de la situation actuelle, séparation forcée à cause d’une ruine, et le valet, comble de l’inversion des rôles, propose même de l’argent au maître, mais au conditionnel car c’est ce qui fait défaut dans ce début d’intrigue (« il serait »).

Dorante : Il souligne son obligation et donc sa dépendance à Dubois dans des formules indéterminées : question au futur encore sans réponse, conditionnel (« serait »). Dubois et Dorante ont une relation quasi filiale : Dubois plus âgé se sent responsable de Dorante, plus jeune et vulnérable. La conjonction « mais » marque un tournant : Dorante réitère son doute et sa crainte d’une humiliation. Il n’a pas l’esprit d’entreprise de Dubois. 

Dubois : L’interjection « eh bien » rejette les réticences de Dorante et montre sa tranquille assurance renforcée par le futur « vous vous en retournerez ». La situation lui semble parfaitement simple. Il n’a aucun scrupule. C’est un personnage pragmatique et efficace. Cette attitude semble faire partie d’un stratagème qu’il adopte face à Dorante pour le manipuler, l’encourager et éviter tout renoncement. 

 

(3ème) 2ème mouvement : un projet de mariage

Dorante : Il fait la liste de ses objections et dévoile enfin une partie du plan : entrer au service de la riche veuve et l’épouser. Pourtant les obstacles sont de taille et les écarts immenses : place sociale (« un rang dans le monde »), fortune (« grande charge dans les finances ») s’opposent à des formules négatives et une rime interne : « moi qui ne suis rien », « moi qui n’ai point de bien ». La répétition du pronom « moi » vient renforcer l’opposition entre le démonstratif « cette femme-ci » et ce « moi » misérable. Le trouble de Dorante se manifeste dans sa longue phrase qui commence par une affirmation (« elle a, elle est ») et se termine en interrogation dubitative : « tu crois que… ? »

Dubois : Au contraire, l’esprit positif et pragmatique de Dubois apparaît ici et la scène devient comique. Il balaye la dernière objection par une antithèse : « votre bonne mine est un Pérou ». Le jeu de mots sur « mine », physionomie ou exploitation souterraine de minerais, fait métaphore et renvoie à la beauté de Dorante qui équivaudrait à une fortune, comme celle des exploitants miniers du Pérou. Son ton exclamatif est moqueur : il se rit des craintes de Dorante, le fait tourner comme un mannequin, voire un pantin. Il le manipule pour souligner ses atouts et revenir à la première objection : l’apparence vaut un rang, une « dignité » comme son visage vaut une fortune ; le paraître vaut bien l’être selon lui. Dubois emploie l’hyperbole et exagère le lien entre statut social et apparence : « Il n’y a point de plus grand seigneur que vous ». Son vocabulaire indique déjà la réussite du projet : Dorante a déjà regagné un statut social (« grand seigneur, dignités »). Son assurance se retrouve dans la répétition du terme « infaillible ». Il tente de communiquer son enthousiasme à Dorante et le projette même, dans une vision comique, qui relève du grivois, dans les appartements de « Madame » en petite tenue. 

Dorante : Face à Dubois, l’exclamation de Dorante montre son doute (idée illusoire), mais pas son indignation.

Dubois : Sa conviction se répète dans toutes ses répliques. Son langage imagé et concret crée le comique et l’illusion de la réussite immédiate. La réussite doit avoir lieu en deux temps : entrer dans les lieux (dans « la salle »), puis se faire épouser (« faire entrer les équipages »). 

Dorante : Il émet une objection quantitative face à la surdité de Dubois concernant le rang social d’Araminte : il chiffre l’écart qui les sépare pour étayer son argumentation (50 000 livres équivalent à 700 000 euros environ) et convaincre son complice de la vanité de l’entreprise. 

Dubois : Son contre argument, disproportionné, fait ressortir le comique de la réponse (60 livres valent 800 euros environ). Tout devient positif dans l’esprit optimiste de Dubois, même les arguments négatifs insurmontables. 

Dorante : Il enchaîne avec un autre obstacle : le caractère d’Araminte « extrêmement raisonnable » dans une question qui suggère la suite de conversations précédentes. L’hyperbole « extrêmement » renforce l’obstacle. La raison s’oppose traditionnellement à l’amour et Araminte, gouvernée par la raison, ne pourra céder à la passion, deuxième obstacle infranchissable. 

Dubois : Il cultive le paradoxe et la contradiction et se fait fort de tirer parti du caractère d’Araminte. Il explique son analyse dans un raisonnement logique de causes à conséquences. Il imagine un scénario où l’amour naissant entraîne une série de sentiments irréversibles. Sa dernière question revient à la situation actuelle. Dubois est attentif aux sentiments de son protégé ; il a presque une inquiétude paternelle.

Dorante : On découvre ses sentiments. Le projet d’épouser Araminte n’est pas une simple entreprise cynique. Il s’agit d’aider un jeune amoureux à réaliser son rêve tout en arrangeant sa situation financière. L’exclamation de Dorante montre son trouble et révèle une histoire déjà entamée. 

 

 

            Cette scène d’exposition présente donc un début de comédie où le valet, sûr de lui, mène un maître vulnérable. Si le contexte est particulièrement réaliste, les sentiments du jeune Dorante pour Araminte sauvent la pièce du cynisme brutal. Il s’agit d’aider un bel amoureux à épouser celle qu’il aime par un jeu de manipulations psychologiques. La cruauté ne semble toutefois pas loin du comique ou du tragique puisque l’art du mensonge est la clé du titre et du stratagème. C’est un théâtre de la domination. 

            Cependant, au terme de la pièce, l’amour triomphera du mensonge et lui permettra d’éclore là où il n’aurait pas su oser naître. Araminte reconnaîtra son amour naissant pour Dorante. 

 

<Prolongements légers : thème toujours actuel !

Film : Comment épouser un millionnaire ? de Jean Negulesco, 1953, avec Marilyn Monroe

Spectacle : Comment épouser un milliardaire ? spectacle d’Audrey Vernon, 2012>

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