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La poésie 

Les Fleurs du malBaudelaire, 1857

Parcours : la boue et l'or

Commentaire linéaire : A une passante

LIII

L’Invitation au Voyage

(« Spleen et idéal »)

 

Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.

 

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

 

Des meubles luisants,
Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l’ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l’âme en secret

Sa douce langue natale.

 

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

 

Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l’humeur est vagabonde ;
C’est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu’ils viennent du bout du monde.
– Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D’hyacinthe et d’or ;
Le monde s’endort
Dans une chaude lumière.

 

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

XCIII

A une passante

("Tableaux parisiens")

La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d'une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son œil, ciel livide où germe l'ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté
Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?

Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !

-------------

Fastueux : qui aime le faste, le luxe avec une certaine ostentation.

Feston : bordure dentelée et bordée.

Livide : sens littéraire et étymologique : de couleur bleuâtre ou verdâtre ; sens courant : d’une pâleur terne.

Ciel, ciels/ cieux : le pluriel « ciels » est employé pour la peinture ; le pluriel « cieux » est employé pour l’espace qui environne la Terre. 

XXXI

Le vampire

("Spleen et idéal")

Toi qui, comme un coup de couteau,
Dans mon coeur plaintif es entrée ;
Toi qui, forte comme un troupeau
De démons, vins, folle et parée,

De mon esprit humilié
Faire ton lit et ton domaine ;
- Infâme à qui je suis lié
Comme le forçat à la chaîne,

Comme au jeu le joueur têtu,
Comme à la bouteille l'ivrogne,
Comme aux vermines la charogne,
- Maudite, maudite sois-tu !


 

 

 

 

 

J'ai prié le glaive rapide
De conquérir ma liberté,
Et j'ai dit au poison perfide
De secourir ma lâcheté.

Hélas ! le poison et le glaive
M'ont pris en dédain et m'ont dit :
" Tu n'es pas digne qu'on t'enlève
A ton esclavage maudit,

Imbécile ! - de son empire
Si nos efforts te délivraient,
Tes baisers ressusciteraient
Le cadavre de ton vampire ! "

COMMENTAIRE LINEAIRE

     Extrait des « Tableaux parisiens », ce sonnet est fondé sur le thème de la rencontre. Le spectacle de la rue parisienne inspire le poète. Il trouve ses Muses parmi les passants qui l’entourent. Les hasards de la grande ville font se croiser le poète et une belle inconnue, qui, par-delà sa personne même, incarne la Beauté, à la fois fascinante et insaisissable. Une forme de l’idéal prend vie pour disparaître aussitôt. Baudelaire, critique d'art et amateur d'une esthétique clas

Comment Baudelaire fait-il de cette rencontre fugitive un idéal de Beauté ? Quelle est l’image de la beauté selon Baudelaire ? 

Le premier quatrain, après avoir brièvement esquissé un décor, fait apparaître la passante. La réaction du poète ébloui se manifeste dans le second quatrain. Le deuxième mouvement du sonnet témoigne de la répercussion intérieure de cette rencontre : le poète s’adresse à celle qu’il a croisée et qui a définitivement disparue.  

 

 

  • Les deux premiers quatrains présentent la passante et la réaction du poète à sa vue.

v.1 : Le vers 1 a pour fonction évidente d’inscrire le sonnet dans le décor des « Tableaux parisiens » : le Paris moderne, affairé et bruyant, est antipathique à Baudelaire (qui est le contemporain de la percée des grands boulevards par Haussmann) et le verbe « hurlait » évoque dissonance et agitation agressive de la rue. Tout paraît hostile à la rêverie (« la rue assourdissante »), et, dès le vers suivant, la cacophonie urbaine va magiquement s’effacer, abolie dans l’esprit du poète par l’apparition de la beauté, saisissant contraste. La trame phonique même de ce vers 1 (allitération en [r], assonances en [u/ou]) recueille l’écho d’un sourd brouhaha ponctuée de stridences.

v.2 : La passante est beauté, harmonie, et sa démarche plénitude rythmique. Aussi faut-il écouter le rythme remarquable de l’ample phrase (v.2-5) qui contient son portrait en mouvement. Le vers 2   

« Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse »

est ponctué de façon à délimiter des groupes de longueur croissante. Le malheur de la mort, immédiatement mis en valeur par les termes « deuil » et « douleur » viennent renforcer la beauté. Pour Baudelaire, la tristesse accompagne la beauté et la rend mystérieuse et plus puissante. 

v.3-4 : Les vers 3 et 4 impriment une régularité au rythme. Les hémistiches sont bien marqués :

« Une femme passa, d’une main fastueuse 

Soulevant/, balançant/, le feston et l’ourlet »

Dans ce dernier vers, on sera sensible à la cadence des quatre groupes de trois syllabes (avec écho des finales des deux participes présents). La démarche de la femme est retranscrite dans les vers. Le poète est sensible au luxe de la robe et à l’élégance du mouvement de la main. Le faste, contenu dans « fastueuse », exprime la richesse et l’assurance donnée par l’habitude du luxe. La mode des années 1855-1860 était aux immenses robes à crinoline, que la femme devait soulever au rythme de son pas pour éviter au « feston » et à « l’ourlet » de balayer le sol. Ce mouvement, ample et balancé, accroît la féminité de la passante.

v.5 : Quant au vers cinq, il constitue du point de vue de la structure d’ensemble, une sorte d’enjambement sur le second quatrain (pour imiter l’enjambée de la passante), qui, après la pause du point point-virgule, élargit inopinément le portrait : 

« Agile et noble, avec sa jambe de statue »

La phrase évoque parfaitement l’idée de majesté gracieuse que le vocabulaire explicite. À la beauté physique se joint la grâce du corps. Le portrait aboutit à une idéalisation esthétique (« avec sa jambe de statue ») qui rappelle que Baudelaire a été critique d’art. Son poème fige, comme la statue de marbre, le mouvement dans toute sa grâce. 

 

La suite du 2ème quatrain relate l’éblouissement du poète. 

v.6-8 : La réaction du poète, face à l’incarnation de cet idéal, est fortement émotionnel, et incontrôlable par la raison (tel est le sens de l’adjectif « extravagant »). Ce trouble est sensible dans le rythme heurté des vers 

« Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,

Dans son œil, ciel livide où germe l'ouragan »

Le pronom « Moi » est détaché et isolé au début du vers 6, et il faut attendre le vert 8 pour voir apparaître le complément d’objet direct du verbe « je buvais », c’est-à-dire 

« La douceur qui fascine et le plaisir qui tue ».

Le verbe boire dénote une pulsion avide, cependant que l’adjectif « crispé » indique la paralysie de toute initiative. Nous avons là, face à la femme, une attitude à la fois ardente et nouée, des sentiments contraires, fréquents chez Baudelaire. Le poète fait part de sa stupéfaction fascinée de l’homme devant la femme et de l’artiste devant la beauté. 

v.7-8 : « Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan » joue sur le motif baudelairien du regard. Celui-ci est agrandi à la dimension d’un ciel d’orage, en écho aux « ciels brouillés » par les larmes de l’aimée dans le poème de L’invitation au voyage. Ici, l’œil de la passante, de couleur bleu-gris (sens étymologique de livide), contient à la fois la menace de la violence (« ouragan », « qui tue ») et la promesse de la tendresse qui subjugue, rend esclave (« douceur qui fascine »). Fascinare, en latin, signifie envoûter ; les fascinantes sont les sorciers. La fluidité de l’allitération en [s] (« son, ciel, douceur, fascine ») est brutalement interrompue par la relative « qui tue ». Baudelaire trouve dans les contraires, douceur et violence, l’expression de sa volupté amoureuse.

 

  • Les tercets relatent la réflexion du poète face à cette rencontre et l’adresse imaginaire à la femme rencontrée. 

v.9-12 : le premier tercet offre d’abord une image contrastée où se révèle la valeur symbolique de la rencontre : « Un éclair… puis la nuit ! ». L’éclair, c’est l’illumination de l’être par la vision de la Beauté, la nuit équivaut à la solitude et à la détresse. C’est alors qu’a lieu un renversement de perspective. Désormais, la rencontre appartient au passé et la femme ne sera l’objet d’une sorte de contemplation que dans un futur mystique :

« Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ? »

La forme interro-négative suggère ici une réponse positive, donc un espoir. Voilà qui permet de mieux comprendre les vers 10 et 11, difficiles : 

« (…) Fugitive beauté

Dont le regard m’a soudainement fait renaître »

Dire que le regard de la passante a fait renaître le « je » n’est pas une simple galanterie précieuse. Dans la philosophie des Fleurs du mal, il faut entendre que la femme a permis d’apercevoir l’idéal de beauté et, comme dans la doctrine de Platon, l’âme a soudain été revivifiée par cette incarnation de l’absolu. Aussi la passante est-elle invoquée comme « fugitive beauté », expression qui désigne simultanément la femme particulière (= une beauté) qui passe rapidement (= « fugitive ») son chemin et l’idée de beauté, vers laquelle elle a fait passer un instant le poète, amateur d’art. 

v.12-14 : ce second tercet voit s’affaiblir, puis éteindre l’espérance mystique. L’idéal ne peut être défini, ni pensé, pas plus que l’éternité. Sitôt que le poète cherche à en préciser l’idée, comme dans le vers 12 : 

« Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être ! »

ça ne peut être que négativement dans l’espace et le temps (« bien loin d’ici ! trop tard ! ») l’esprit sombre alors dans le doute, l’adverbe « peut-être » corrigeant faiblement le poids fatal de « jamais » dramatisé par l’italique. La triple exclamation scande les étapes de la dégradation de tout espoir : chez Baudelaire, le pathétique se manifeste ainsi quand la lucidité et la conscience du réel ruinent l’exigence d’absolu (dans les poèmes du Spleen par exemple).

v.13 : « Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais ». Ce vers tire sa puissance d’un paradoxe. Dans la forme, on est frappé par le croisement qui s’établit entre « je » et « tu ». C’est une construction en chiasme (je, tu, tu, je) : j’ignore / tu fuis, tu ne sais / je vais. Il existe une apparente similitude de destins (chacun fuit en ignorance de cause), mais précisément cela ne fait que les éloigner davantage l’un de l’autre : le vers suggère admirablement deux destins croisés et unis dans la fatalité de l’éloignement.

v.14 : le vers, scandé par un « Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais ! », marque un crescendo lyrique : c’est un appel voué à ne pas être entendu, une invocation à la fois triste et tendre. Là encore, il y a une sorte de paradoxe : le conditionnel passé « j’eusse aimé » rejette tout accomplissement dans l’irréel, mais le verbe lui-même exprime une certitude, celle de l’amour. Le second hémistiche « ô toi qui le savais » concentre tout le mystère de la rencontre et toute l’amertume du poète. La passante s’est-elle détournée par indifférence, par pudeur, par fierté, par cruauté ? Baudelaire a exprimé ici le drame de l’incompréhension entre l’homme et la femme, essentiel dans les Fleurs du mal

 

 

            Ce sonnet, dense dans son désespoir contenu, se rattache au thème romantique de la femme messagère d’idéal (spirituel ou esthétique). Pourtant, la femme admirée est aussi source de souffrance. Dans Le vampire, le poète se dépeint comme l’esclave d’une amante qui le dévore et qui se nourrit de sa mort. « Ange ou sirène », la femme inspire le poète et rend « L'univers moins hideux et les instants moins lourds ? » (Hymne à la beauté, XXI)

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