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Théâtre et stratagème

Commentaire linéaire

Le mariage de Figaro ou la folle journée, Beaumarchais, 1778 

(pièce jouée en 1784)

Acte II, Scène 2

FIGARO, SUZANNE, LA COMTESSE, assise.

 

(…)

Figaro. N’est-ce pas assez que je m’en occupe ? Or, pour agir aussi méthodiquement que lui, tempérons d’abord son ardeur de nos possessions, en l’inquiétant sur les siennes.

La Comtesse. C’est bien dit ; mais comment ?

Figaro. C’est déjà fait, madame ; un faux avis donné sur vous…

La Comtesse. Sur moi ? la tête vous tourne !

Figaro. Oh ! c’est à lui qu’elle doit tourner.

La Comtesse. Un homme aussi jaloux !…

Figaro. Tant mieux ! pour tirer parti des gens de ce caractère, il ne faut qu’un peu leur fouetter le sang : c’est ce que les femmes entendent si bien ! Puis, les tient-on fâchés tout rouge, avec un brin d’intrigue on les mène où l’on veut, par le nez, dans le Guadalquivir(1). Je vous ai fait rendre à Basile(2) un billet inconnu, lequel avertit monseigneur qu’un galant doit chercher à vous voir aujourd’hui pendant le bal.

La Comtesse. Et vous vous jouez ainsi de la vérité sur le compte d’une femme d’honneur !…

Figaro. Il y en a peu, madame, avec qui je l’eusse osé, crainte de rencontrer juste.

La Comtesse. Il faudra que je l’en remercie !

Figaro. Mais dites-moi s’il n’est pas charmant de lui avoir taillé ses morceaux de la journée, de façon qu’il passe à rôder, à jurer après sa dame, le temps qu’il destinait à se complaire avec la nôtre ! Il est déjà tout dérouté : galopera-t-il celle-ci ? surveillera-t-il celle-là ? Dans son trouble d’esprit, tenez, tenez, le voilà qui court la plaine, et force un lièvre qui n’en peut mais. L’heure du mariage arrive en poste ; il n’aura pas pris de parti contre, et jamais il n’osera s’y opposer devant madame.

Suzanne. Non ; mais Marceline(3), le bel esprit, osera le faire, elle. 

Figaro. Brrrr. Cela m’inquiète bien, ma foi ! Tu feras dire à monseigneur que tu te rendras sur la brune au jardin.

Suzanne. Tu comptes sur celui-là ?

Figaro. Oh ! dame, écoutez donc ; les gens qui ne veulent rien faire de rien n’avancent rien, et ne sont bons à rien. Voilà mon mot.

Suzanne. Il est joli !

La Comtesse. Comme son idée : vous consentiriez qu’elle s’y rendît ?

Figaro. Point du tout. Je fais endosser un habit de Suzanne à quelqu’un : surpris par nous au rendez-vous, le comte pourra-t-il s’en dédire ?

Suzanne. À qui mes habits ?

Figaro. Chérubin.

La Comtesse. Il est parti.

Figaro. Non pas pour moi ; veut-on me laisser faire ?

Suzanne. On peut s’en fier à lui pour mener une intrigue.

Figaro. Deux, trois, quatre à la fois ; bien embrouillées, qui se croisent. J’étais né pour être courtisan.

Suzanne. On dit que c’est un métier si difficile !

Figaro. Recevoir, prendre, et demander : voilà le secret en trois mots.

La Comtesse. Il a tant d’assurance qu’il finit par m’en inspirer.

Figaro. C’est mon dessein.

Suzanne. Tu disais donc…

Figaro. Que, pendant l’absence de monseigneur, je vais vous envoyer le Chérubin : coiffez-le, habillez-le ; je le renferme et l’endoctrine ; et puis dansez, monseigneur. 

(Il sort.)

(1) Le Guadalquivir, fleuve espagnol qui passe en Andalousie. 

(2) Basile, maître de musique, qui fréquente les dames pour ses leçons et à qui, pour cette raison, l'on confie souvent des mots galants. 

(3) Rivale de Suzanne, dame d'un certain âge déjà qui souhaite se marier et qui a prêté de l'argent autrefois à Figaro contre un engagement : soit il la rembourse, soit il l'épouse. 

COMMENTAIRE LINEAIRE

 

     Le XVIIIème siècle voit surgir un nouveau type de valet, déterminé à faire respecter sa personne et à revendiquer des droits qu’il n’a pas encore dans cette société de l’Ancien Régime. Figaro, au service du Comte Almaviva qu’il a aidé autrefois à épouser Rosine (histoire du Barbier de Séville), veut l’empêcher d’user de son droit de cuissage le jour de ses noces avec Suzanne, camériste de la Comtesse. Les trois personnages, de sexes et de classes sociales différentes, s’allient contre le Comte, fait exceptionnel pour l’époque : la Comtesse qui veut punir son mari de ses infidélités s’associe donc à ses valets désireux d'échapper à la toute-puissance seigneuriale. Figaro mène le jeu dans cette scène 2 de l’acte II et propose un plan qui fait intervenir en secret le page Chérubin, renvoyé à la fin de l’acte I par le Comte, jaloux du jeune homme. 

On pourra se demander comment Figaro, par son assurance et son sens de l’intrigue, réussit à susciter l’adhésion de tous. 

On observe alors un dialogue qui peut se découper en deux grands mouvements : 

. l.1 à 20 : le plan de Figaro concernant la Comtesse,

. l.21 à fin : le plan concernant Suzanne.

 

Le plan de Figaro concernant la Comtesse (l.1 à 20)

Figaro (F) montre d’emblée son assurance et sa confiance en lui par une question rhétorique (« N’est-ce pas assez que je m’en occupe ? ») qu’il fait suivre par un raisonnement logique avec la conjonction de coordination « or » et l’adverbe « méthodiquement » qui impliquent l’art d’un stratège. De plus, la comparaison « aussi… que lui » souligne combien F se place sur un pied d’égalité avec son maître. Et les termes possessifs « nos » et « les siennes » viennent également renforcer l’idée d’un combat à égalité : chacun défend son bien et ses intérêts. La réplique de la Comtesse (C) (« C’est bien dit ; mais comment ? ») confirme l’impression de brio et relance le dialogue. Les deux femmes posent des questions que F balaye avec nonchalance. La réponse de F au passé composé (« c’est… fait ») répond à la première réplique (« N’est-ce pas assez que je m’en occupe ? »). L’assurance de F l’a poussé à agir seul sans consulter ses complices pour éviter toutes les réticences. Il évoque donc avec une litote prudente (« un faux avis ») le mot qu’il a fait circuler sur une supposée infidélité de la C. Les répliques suivantes montrent les réactions vives et les arguments de F pour défendre son plan. Les points d’exclamation et les points de suspension traduisent la vivacité de l’échange. Les stichomythies (échanges vifs, brefs et parallèles) valent dès lors jeux de mots et permettent une circulation fluide de la parole : « la tête vous tourne… c’est à lui qu’elle doit tourner ». Le sens du terme « tourner » évolue dans chaque réplique : si F se montre extravagant (1er sens de tourner), le Comte doit perdre le contrôle de lui-même (2ème sens du même verbe). C’est par l’enchaînement rapide des répliques que F montre toute sa maîtrise. Cependant la C avance une nouvelle objection, la jalousie de son mari, objection rejetée d’un revers de la main dans un renversement d’intention : le défaut du Comte doit contribuer à la force du projet. Les termes prudemment négatifs qui le dépeignent se succèdent : il a de l’« ardeur », du « caractère » dans la bouche de F (ce sont des litotes car c’est tout de même du maître qu’il s’agit). Ses réponses sont inattendues car il prend à contrepied les contre arguments et contribuent à éblouir ses interlocutrices, comme le spectateur séduit, mais intrigué par tant de facilité. Le scénario a l’air trop simple et trop linéaire. F se laisse aller à la vanité par une métaphore filée de la comédie amoureuse (« intrigue ») jouée aussi bien par les femmes que par les hommes. Mais ses vantardises ont retardé la révélation du billet : un prétendu rendez-vous galant de la C au bal du mariage. L’indignation de Rosine permet un nouvel échange brillant : elle est vertueuse et donc au-dessus de tout soupçon aux yeux de F. Le comique des répliques culmine avec une inversion des valeurs : le mensonge de F semble garantir la vertu et la fidélité de la C (« Il faudra que je l’en remercie ! »). F, enthousiasmé par son propre plan, en fait alors l’éloge (« dites-moi s’il n’est pas charmant… ») et en imagine les conséquences. Il se plaît dès lors à énoncer, avec des verbes souvent au futur, l’agitation et les tourments du Comte préoccupé par le billet. Le vocabulaire de la déconvenue (« jurer », « dérouté », « n’osera ») est associé à la multiplication des verbes d’actions dispersées (« galopera-t-il », « surveillera-t-il », « il court », « force »). C’est le triomphe verbal de F qui ose la métaphore du chasseur en détournant une expression française (« courir plusieurs lièvres à la fois »). Il aboutit à la conclusion logique de son mariage sauvé. 

 

Le plan concernant Suzanne

Le rêve éveillé de F est interrompu par Suzanne (S) qui prend la parole pour la première fois et reprend de façon parallèle les termes de son fiancé pour en changer le sujet : la négation « il n’osera » devient affirmation « Marceline… osera ». Elle introduit un nouveau personnage, deuxième obstacle à leur mariage, dont elle souligne l’importance et l’hostilité avec une ironie mordante (« le bel esprit ») et la formule insistante du pronom renforcé (« Marceline…, elle »). S inquiète donc F et l’oblige à l’inclure dans l’intrigue initiale. L’emploi de l'interjection (« Brrrr ») souligne la menace que représente Marceline et indique un désarroi passager de F. Pour se défaire de la deuxième ennemie, il suggère à S de se rapprocher du premier ennemi, le Comte, au grand effroi de la jeune femme. Sa réplique sous forme de question marque, à son tour, son indignation. Les deux femmes, dans le plan de F, sont destinées à jouer les épouses infidèles quand elles sont en réalité particulièrement vertueuses. Celles-ci joignent alors leur indignation en unissant leurs répliques : « Il est joli… Comme son idée… ». Elles tentent de contrer les initiatives dangereuses et immorales de F qui défend pourtant son projet à coups de généralités sous forme d'un proverbe de la sagesse populaire (« les gens qui ») ou de répétitions : le terme « rien », prononcé quatre fois, se veut accusateur de leur manque d’audace. Le tempérament impétueux de F transparaît dans ces quelques phrases. La C interroge alors F pour avoir la confirmation de l’idée a priori saugrenue qu’il émet (« vous consentiriez ? »). La réponse négative est inattendue et surprend. En effet, F ne donne pas les éléments de son plan de façon logique et cohérente. Il crée donc du suspens et du comique pour le spectateur. Le stratagème se dévoile seulement progressivement : c’est finalement le jeune page qui revêtirait les vêtements de S pour se rendre au fameux rendez-vous du Comte afin de le piéger en flagrant délit d’infidélité. F ne révèle ses idées que très progressivement. S, comme la C, multiplie les questions pour lui soutirer tous les aspects de son plan. Chérubin, qu’elles ont cru parti, est caché quelque part dans le château, prêt à jouer le rôle qu’on va lui confier. F se montre autoritaire par une injonction sous forme de question : « Veut-on me laisser faire ? ». La réplique de S marque son admiration devant tant de confiance : « On peut s’en fier à lui ». La jeune amoureuse ne tarit plus d’éloges pour son fiancé qui savoure son ingéniosité par une gradation de ses capacités de meneur d’intrigues : « deux, trois, quatre à la fois ». 

Le dialogue et la scène arrivent donc à leur conclusion par une pique personnelle de Beaumarchais contre les « courtisans », personnages habiles qui servent exclusivement leurs intérêts propres. Les trois verbes (« recevoir, prendre et demander ») sont redondants et convergent vers une seule action : obtenir satisfaction. Le triomphe de F est total par l’approbation de la C qui lui donne enfin sa confiance (« Il a tant d’assurance qu’il finit par m’en inspirer »). Les deux dernières répliques relancent l’action des scènes suivantes : « Tu disais donc… ». Il s’agit de déguiser Chérubin pour piéger le Comte. La partie est lancée sur une image à double sens : « dansez, monseigneur ». Danser peut suggérer s’amuser, mais faire danser signifie donner une correction à quelqu’un ou du moins, ici, être mené comme une marionnette. F est donc le maître du jeu et mène la danse. 

 

     F semble, dans cette scène, à l’apogée de son génie d’intrigant. Il brille par la vivacité de son esprit et son sens de la répartie. Mais c’est surtout un valet d’un nouveau genre qui lutte pour défendre son intérêt en utilisant la C comme moyen de détourner son mari de sa fiancée. Les classes sociales se confondent donc dans une union solidaire contre le tyran. 

     Pourtant, bien qu’il se vante et fasse son propre éloge, son plan va se révéler un véritable désastre. Les femmes vont alors prendre la relève et s’avérer plus fructueuses. C’est F qui va dès lors « danser » en subissant l’ingéniosité des femmes. La pièce fondamentalement comique est également une pièce sérieuse qui incite à la réflexion.

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