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CL. COMMENTAIRE LINEAIRE

"Notre monde vient d'en trouver un autre"

Les Essais, livre III, Chapitre 6, Des Coches [1]

 

Notre monde vient d’en trouver un autre [2] (et qui nous répond si c’est le dernier de ses frères, puisque les Démons, les Sibylles [3] et nous, avons ignoré celui-ci jusqu’à cette heure ?) non moins grand, plein et membru que lui, toutefois si nouveau et si enfant qu’on lui apprend encore son a, b, c ; il n’y a pas cinquante ans qu’il ne savait ni lettres, ni poids, ni mesure, ni vêtements, ni blés, ni vignes. Il était encore tout nu au giron, et ne vivait que des moyens de sa mère nourrice. Si nous concluons bien de notre fin [4], et ce poète [5] de la jeunesse de son siècle, cet autre monde ne fera qu’entrer en lumière quand le nôtre en sortira. L’univers tombera en paralysie ; l’un membre sera perclus [6], l’autre en vigueur. Bien crains-je que nous aurons bien fort hâté sa déclinaison [7] et sa ruine par notre contagion, et que nous lui aurons bien cher vendu nos opinions et nos arts. C’était un monde enfant ; si [8] ne l’avons-nous pas fouetté et soumis à notre discipline par l’avantage de notre valeur et forces naturelles, ni ne l’avons pratiqué [9] par notre justice et bonté, ni subjugué par notre magnanimité [10]. La plupart de leurs réponses et des négociations faites avec eux témoignent qu’ils ne nous devaient rien en clarté d’esprit naturelle et en pertinence. L’épouvantable [11] magnificence des villes de Cusco et de Mexico [12], et, entre plusieurs choses pareilles, le jardin de ce roi, où tous les arbres, les fruits et toutes les herbes, selon l’ordre et grandeur qu’ils ont en un jardin, étaient excellemment formés en or ; comme, en son cabinet, tous les animaux qui naissaient en son Etat et en ses mers ; et la beauté de leurs ouvrages en pierrerie, en plume, en coton, en la peinture, montrent qu’ils ne nous cédaient non plus en l’industrie. Mais, quant à la dévotion, observance des lois, bonté, libéralité, loyauté, franchise, il nous a bien servi de n’en avoir pas tant qu’eux ; ils se sont perdus par cet avantage, et vendus et trahis eux-mêmes.

 

[1]Coche : ancienn. grande voiture tirée par des chevaux, qui servait au transport des voyageurs.

[2]L’Amérique.

[3]La Sibylle : femme inspirée qui prédisait l’avenir dans l’Antiquité.

[4]Que nous sommes à la fin du monde.

[5]Lucrèce, poète latin du Ier siècle av. J.-C., dont Montaigne vient de parler.

[6]Qui a des difficultés à se mouvoir.

[7]Son déclin

[8]Et pourtan

[9]Gagné, séduit

[10]Grandeur d’âme

[11]Impressionnante

[12]Cusco : capitale de l’empire inca (au Pérou) ; Mexico : capitale de l’empire aztèque

COMMENTAIRE LINEAIRE

     Montaigne, auteur humaniste du XVIème siècle, réfléchit dans ses Essais sur l’homme et la condition humaine en prenant pour sujet ses lectures, ses expériences, ses réflexions. Le XVIème siècle a vu le continent américain colonisé, exploité et dévasté : les indigènes, réduits en esclavage, ont souvent été considérés comme des créatures inférieures à civiliser. 

     Dans le chapitre Des Coches du livre III des Essais, publié huit ans après Des Cannibales, Montaigne aborde encore une fois le thème du nouveau monde en s’attachant aux peuples brillants de l’Amérique centrale des Incas et des Aztèques. Il avance son raisonnement par association d’idées : de la richesse des rois exhibant leur fortune dans leurs coches (voitures à cheval), il en conclut à leur prodigalité excessive qui peut cependant être source de nouveauté. Et c’est l’idée de nouveauté, de transport et de richesse qui l’amène à considérer cette partie du nouveau monde, récemment découvert, si neuf aux yeux des Européens et si riche. La première proposition (« notre monde vient d’en trouver un autre ») marque la confrontation de deux mondes que tout oppose. Comment Montaigne, auteur humaniste européen, dépeint-il ce nouveau monde ? Comment montre-t-il son indignation ? 

     Son texte peut se découper en 3 parties : tout d’abord de « Notre monde… » à « sa mère nourrice », il évoque la découverte d’un nouveau peuple considéré comme enfant ; puis, de « Si nous concluons bien… » à « notre magnanimité » il fait part de sa réflexion pessimiste sur l’avenir de ce nouveau monde confronté à l’ancien monde européen ; enfin, de « La plupart de leurs réponses… » à la fin de l’extrait, il explique la destruction de ce peuple brillant par un autre, dépourvu de loyauté, les Européens.

 

Première partie du texte : un peuple encore enfant.

     Montaigne évoque tout d’abord la découverte d’un nouveau monde considéré tout d’abord comme enfant. La première phrase se découpe en 2 temps : la phrase principale et la parenthèse dans laquelle Montaigne semble dialoguer avec lui-même sur la possibilité d’autres découvertes et sur l’ignorance même des anciens oracles, références antiques muettes sur cette question inédite. La phrase principale met en parallèle les deux mondes par une comparaison négative qui équivaut à une égalité : « non moins… que ». Montaigne se place du côté de l’ancien monde (« notre monde ») qui s’oppose à l’« autre », nouveau, différent. S’il commence par énumérer les caractéristiques communes et équivalentes (taille et force) dans une personnification familière de l’anatomie humaine (« grand, plein et membru »), il met rapidement en place les oppositions, les différences, par l’adverbe « toutefois ». Le champ lexical de l’enfance prend alors le pas sur celui de la vigueur : les termes « nouveau » et « enfant » sont eux-mêmes renforcés par l’adverbe d’intensité « si », 2x. La consécutive (« si enfant que ») sert à souligner l’illettrisme d’un peuple encore jeune et ignorant selon les Européens (« a, b, c » désigne l’apprentissage de l’abécédaire). Montaigne juge d’après ses propres repères, méconnaît les cultures Inca et Azrèque et situe ce peuple sur une chronologie eurocentrée, qui serait encore proche de l’état de la création, quand il s’agit en réalité de civilisations très anciennes et particulièrement développées. La phrase se poursuit au-delà des deux points en multipliant les négations : Montaigne définit ce monde par ce qu’il ne sait faire, dans une série de négations coordonnées (répétition de « ni » 6x). Il passe en revue les domaines ignorés où excellent les Européens : littérature, sciences, habillement, agriculture des végétaux occidentaux ; il ne semble pas connaître encore les savoureux produits d’Amérique latine (pomme de terre, tomate, maïs, chocolat). 

      La deuxième phrase (« Il était encore tout nu… ») reprend et file la métaphore (ou la personnification) du peuple enfant, au stade, selon l’auteur, non développé de l’humanité et qui ne vit encore que des produits naturels de la terre (« mère nourrice ») de cueillette, de chasse, de pêche, dans une sorte de paradis terrestre primitif. Des considérations religieuses sous-tendent cette idée : ce peuple nu est semblable à Adam et Eve avant la chute, donc pur et innocent dans le jardin d’Eden.

 

Deuxième partie du texte : réflexions sur le nouveau monde et sur la domination européenne.

     Ainsi, dans cette deuxième partie, Montaigne revient sur l’idée qu’il défendait plus tôt dans le chapitre : l’humanité traverse différents âges et si l’Europe atteint sa fin, ce peuple en est à son début (« entrer en lumière », « vigueur »). Il oppose donc ces deux mondes comme se trouvant à deux extrémités de l’humanité. L’emploi des futurs (« fera, sortira ») projette l’auteur dans un avenir sombre. Le lexique qui concerne l’Europe évoque un affaiblissement généralisé, dans la métaphore filée du corps humain désormais vieillissant : « paralysie, perclus ». Mais l’auteur ajoute un avis personnel : le « nous » européen, qui s’oppose au « lui », repris par les adjectifs possessifs « sa », est responsable d’un désastre. Il met donc en avant la responsabilité des colons dans le désastre de cette rencontre. Le vocabulaire de la destruction s’oppose à la jeunesse vigoureuse, mais aussi à la vieillesse naturelle : « ruine, déclinaison ». La « contagion » évoque une double dégradation, physique et morale, maladie ou imitation néfaste des mœurs occidentales. Les verbes d’action soulignent le processus par la répétition de l’adverbe « bien » (« bien fort hâté, bien cher vendu »). L’accès à la connaissance (« opinions et arts ») qui vient instruire cet enfant se fait à un prix disproportionné. Le pessimisme de Montaigne éclate dans cette dernière affirmation. Sa lucidité montre sa conscience des traitements destructeurs infligés aux amérindiens et son indignation. 

     Puis, l’essayiste revient à nouveau sur l’idée initiale du peuple enfant, dans une métaphore filée qu’il développe encore, afin de renforcer la culpabilité européenne. Le lexique de l’éducation punitive domine (« fouetté, soumis, discipline ») pour imposer un nouveau modèle. Mais le choix du vocabulaire atténue la violence employée et fait euphémisme. Il reviendra plus tard sur ces mauvais traitements. 

     La multiplication des négations souligne au contraire le comportement vain des Européens et une discipline imposée par la violence et non par des qualités morales. Montaigne condamne nettement le comportement des conquérants dans l’ironie finale : les qualités supposées des Occidentaux sont niées : pas de « magnanimité », pas de « bonté », pas de « justice » là où elle aurait dû se trouver. 

 

Troisième partie du texte : un peuple brillant détruit. 

       « La plupart de leurs réponses… » : Après l’évocation de la jeunesse apparente de ce peuple, Montaigne insiste sur leur intelligence et leurs capacités artistiques et techniques. La litote, « ils ne nous devaient rien », souligne au contraire l’égalité, voire la suprématie amérindienne, dans certains domaines. Ce passage établit donc parallèle avec le début du texte : après avoir énuméré ce qu'ils n'ont pas, l'essayiste souligne ce qu'ils possèdent. Les termes « clarté d’esprit naturelle, pertinence » associés à l’hyperbole « épouvantable magnificence » démontrent l’admiration de l’auteur pour ces peuples découverts à travers ses lectures (notamment Lopez de Gomara qu’il ne cite pas -1552-, livre interdit en Espagne dès 1553). La longue phrase descriptive de la finesse de l’art des Amérindiens (Incas et Aztèques ici) énumère de nombreuses capacités techniques et scientifiques et une curiosité approfondie pour la nature. Les termes sont hyperboliques et laudatifs (« excellemment », « beauté ») ; les énumérations et les pluriels (« tous les animaux, en son État, en ses mers »), montrent la connaissance aiguë de leur nature (le travail des naturalistes, comme Buffon ou Linné, du XVIIIème siècle semble même devancé !). La deuxième litote, « ne nous cédaient non plus », renforce également l’éloge. 

       Pourtant, la dernière phrase sonne comme une chute inattendue et un retour à un pessimisme tragique et à une indignation qui se développera. Le connecteur « mais » marque la transition. Les valeurs morales énumérées (accumulation de 6 qualités) par Montaigne deviennent dès lors les moteurs mêmes de leur propre destruction dans un paradoxe tragique. Il oppose une dernière fois les deux peuples dans une comparaison qui souligne le cynisme des conquérants : la négation de leurs qualités morales (« n’en avoir pas tant qu’eux) combinée à la bonté indigène est, selon Montaigne, la condition de la réussite. Cette dernière phrase, provocatrice, cherche à surprendre, à indigner le lecteur sur les rapports de domination des deux peuples.

 

 

Conclusion

     Montaigne condamne donc les agissements des conquistadors en révélant l’innocence naturelle et les qualités morales, techniques et artistiques des amérindiens. Ce texte n’est que l’introduction de la partie qu’il consacre à la description de ces civilisations brillantes détruites par les conquérants. Son propos se développe par la suite en faisant sentir son immense indignation. En cela, il se rapproche de Bartolomé de Las Casas, le premier défenseur des Indiens. 

     Mais, surtout, Montaigne utilise le prétexte de la découverte du nouveau monde pour réfléchir sur sa propre civilisation. Les amérindiens incarnent donc un dépaysement culturel qui l’interroge sur sa propre culture. Montesquieu, au XVIIIème siècle, agit de même dans les Lettres persanes pour dénoncer les travers de la société française. 

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