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CL. COMMENTAIRE LINEAIRE

"Notre monde vient d'en trouver un autre."

Les Cannibales, Les Essais, Montaigne, 1580

Incipit

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le texte en version originale

 

 

 

 

 

TEXTE TRADUIT

 

Quand le roi Pyrrhus[1] passa en Italie, après qu’il eut reconnu l’ordonnance de l’armée que les Romains lui envoyaient au-devant, il dit : « Je ne sais quels barbares sont ceux-ci (car les Grecs appelaient ainsi toutes les nations étrangères), mais la disposition de cette armée que je vois, n’est aucunement barbare. » Autant en dirent les Grecs de celle que Flaminius fit passer en leur pays et Philippe[2], voyant d’un tertre l’ordre et distribution du camp romain en son royaume, sous Publius Sulpicius Galba. Voilà comment il se faut garder de s’attacher aux opinions vulgaires, et les faut juger par la voie de la raison, non par la voix commune.  

J’ai eu longtemps avec moi un homme qui avait demeuré dix ou douze ans dans cet autre monde, qui a été découvert en notre siècle, en l’endroit où Villegagnon[3] prit terre et qu’il surnomma la France Antarctique. Cette découverte d’un pays infini semble de grande considération. Je ne sais si je me puis répondre qu’il ne s’en fasse quelque autre à l’avenir, tant de personnages plus grands que nous ayant été trompés en celle-ci. J’ai peur que nous ayons les yeux plus grands que le ventre, et plus de curiosité que nous n’avons de capacité. Nous embrassons tout, mais n’étreignons que du vent. 

 

[1] Pyrrhus, roi de Macédoine (IV-IIIème siècle av. J.-C.), redoutable ennemi de Rome. On garde l’expression « une victoire à la Pyrrhus » des exploits de ce conquérant. 

[2] Philippe, roi de Macédoine au IVème siècle, av. J.-C. père d’Alexandre le Grand.

[3] Villegagnon, colonisateur français au Brésil pour tenter d’implanter un territoire protestant, entre 1555 et 1560 ; échec du projet à cause des dissensions entre protestants et catholiques. 

 

COMMENTAIRE LINEAIRE

 

Problématiques possibles pour l'étude du texte

. Quel est l’intérêt de cet incipit ?

. Quelle est l’intention de Montaigne dans ce début de chapitre ? 

. Quelle est la stratégie argumentaire de Montaigne ?

. En quoi cet incipit montre-t-il l'humanisme de Montaigne ? 

. Dans quelle mesure cet incipit constitue-t-il une clé de lecture pour le chapitre ?

 

Introduction 

(Présentation de l’œuvre et de l’auteur) Montaigne, auteur humaniste du XVIème siècle, réfléchit dans ses Essais sur l’homme et la condition humaine en prenant pour sujet ses lectures, ses expériences, ses réflexions. Le XVIème siècle a vu le continent américain colonisé, exploité et dévasté : les indigènes, réduits en esclavages, ont souvent été considérés comme des créatures inférieures, des brutes sauvages, image injuste et inexacte que Montaigne est l’un des premiers à tenter de remettre en cause. Il propose donc au lecteur, dans cet essai, une approche plus objective de ces peuples méconnus grâce à la fréquentation d’un homme qui a vécu au Brésil et à sa rencontre avec des indigènes à Rouen. Montaigne lutte donc contre les préjugés et invite le lecteur à réfléchir raisonnablement.

(Présentation du texte) Pourtant, l’incipit du chapitre des Cannibales surprend. Il n’y est pas question du sujet principal annoncé dans le titre : des cannibales.

(Mouvements du texte) On peut noter deux mouvements : Montaigne évoque, dans le premier paragraphe, des anecdotes prises de ses lectures antiques où se sont illustrés les Romains et leurs ennemis, puis dans le deuxième le témoignage d’un homme. 

(Problématique) Dans quelle mesure ces deux paragraphes peuvent-ils constituer une clé de lecture pour le chapitre ? 

 

Développement 

Dans le premier paragraphe, Montaigne (M) commence son chap. de façon inattendue sans rapport apparent avec le titre. Seul le terme barbare semble opérer un lien. M propose un point de vue décalé, paradoxal sur les Romains : il fait constater par des Grecs et des Macédoniens que les Romains ne sont pas des « barbares », opinion évidente pour des lecteurs occidentaux dont la mise en cause implicite est source de surprise. Il développe sa première anecdote au passé simple dans une longue phrase complexe (qui comprend 2 prop. subord. temporelles –« quand, après que »), puis par des paroles rapportées au discours direct, au présent. M retarde son idée principale, rejetée plus bas : les Romains ne sont pas les barbares imaginés par Pyrrhus. L’interrogative indirecte (« je ne sais quels barbares ») marque l’étonnement. Elle est suivie d’une prop introduite par une conj de coordination d’opposition « mais » qui indique l’évolution de la réflexion de Pyrrhus, stupéfait par le spectacle organisé et impressionnant que présentent les Romains, qui sont, a priori à ses yeux, des « barbares » (qui ne parlent pas le grec). 

M rend son anecdote vivante et précise tout en intriguant son lecteur : pourquoi ce point de vue décalé ? On peut en déduire que M opère par comparaison ; il met en parallèle les cultures, les peuples, les civilisations. 

La parenthèse explicative (introduite par car) sur la mentalité grecque rappelle que l’ouvrage ne s’adresse pas à des érudits, mais à un public large dont il guide la pensée pour l’amener plus tard vers une réflexion sur l’Autre. On peut rappeler qu’il a choisi d’écrire en français et non en latin. 

Les autres anecdotes sont plus courtes, voire elliptiques, également au passé simple, résumées par l’adverbe autant qui implique la répétition, l’identité du processus qui va du préjugé à la surprise d’une autre vérité. M se contente de démontrer que le phénomène est fréquent, du moins dans la littérature antique : des peuples en considèrent d’autres comme inférieurs, barbares, mais, à leur contact, se voient obligés de modifier leur point de vue. 

Il conclut cette série d’exemples par une réflexion générale, une morale à suivre : ces exemples ont valeur d’arguments. Le présentatif « voilà » rompt le rythme des anecdotes littéraires et historiques et marque la conclusion, la leçon qu’il faut en tirer. Les opinions vulgaires ou communes, c’est-à-ddire les préjugés répandus partout, sont trompeuses. M met donc en garde son lecteur et va l’inviter à penser différemment, à se détacher du vulgaire et du commun dans un rythme binaire bien marqué (« par la voie de la raison », « non par la voix commune »). 

 

Le 2ème paragraphe commence sans transition avec le précédent. On passe de l’anecdote historique, exprimée au passé simple, à l’expérience personnelle dans un discours aux temps de l’énonciation (présent et passé composé) de l’auteur avec son lecteur : « j’ai longtemps eu avec moi ». Le « je » de l’auteur se dévoile en tant que sujet et objet de son discours. Il prend le ton de la conversation. 

Le 2ème § semble construit de façon moins rigoureuse ou logique que le 1er. M suit le cours de ses idées. Il évoque tout d’abord un homme qui a voyagé au Brésil, puis fait une réflexion sur la vanité de la conquête de nouveaux territoires. 

L’évocation de cet homme est résumée en une seule phrase, assez longue, qui situe le contexte : c’est un témoin qui a participé à la conquête d’une petite partie du Brésil, nommée France Antarctique, par Villegagnon (épisode relaté par André Thévet et Jean de Léry) en 1555 jusqu’en 1560 pour fuir les guerres de religion et fonder une colonie française protestante. M insiste sur la durée du séjour de ce personnage (« dix ou douze ans ») pour renforcer la qualité de ce témoignage de première main sur le Nouveau Monde. Il suit son précepte précédent : ne pas suivre la rumeur commune qui pousse à juger trop vite sans connaître. Il s’appuie donc sur des sources fiables. 

Mais M laisse immédiatement de côté ce témoin pour réfléchir sur l’intérêt des colonisations : cette tentative coloniale a été un rapide échec. Le verbe « semble » modalise (nuance) sa pensée et introduit un jugement : à première vue, une telle découverte est majeure. Pourtant, M ne suit pas, cette fois encore, l’opinion commune : le verbe « tromper » suggère l’illusion et l’échec de telles entreprises (échec de Villegagnon par exemple). Il rejette les prétentions impérialistes de l’Europe et en tire un pressentiment pessimiste. « Je ne sais », « j’ai peur que » marquent le ton de la conversation, mais appuient surtout l’opinion de l’auteur qui livrent ses sentiments. Il semble faire parler un bon sens naturel qui est renforcé par les sentences générales, les vérités universelles qui terminent ce paragraphe : avoir les « yeux plus grands que le ventre », n’étreindre « que du vent » -qui s’oppose à tout embrasser. M incarne donc une sagesse populaire et humaniste, faite d’expériences et de réflexions personnelles. 

 

Conclusion

Montaigne, sur le ton d’une conversation qui avance par association d’idées, conduit son lecteur, par des exemples littéraires et historiques à valeur d’argument ou d’autorité, à décentrer son point de vue pour réfléchir non plus sur l’antiquité, mais sur l’époque contemporaine. Il emploie aussi bien l’art de persuader par des sentiments que l’art de convaincre par des arguments rigoureux. 

S’il met rapidement de côté l’évocation de l’homme qui lui avait fourni des sources sur le Nouveau Monde c’est pour évoquer, dans une vaste digression, l’origine possible de ces nouvelles terres : l’ancienne Atlantide perdue qu’on croyait engloutie. Il ne revient que plusieurs pages plus tard sur l’importance de ce témoignage direct (p. 18), puis sur la notion de barbare (p. 20). 

 

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