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Parcours de lecture : célébration du monde

Vol de nuit, Antoine de Saint-Exupéry, 1931

« Condamnés »

Chapitre XVI

 

Il monta, en corrigeant mieux les remous, grâce aux repères qu’offraient les étoiles. Leur aimant pâle l’attirait. Il avait peiné si longtemps, à la poursuite d’une lumière, qu’il n’aurait plus lâché la plus confuse. Riche d’une lueur d’auberge, il aurait tourné jusqu’à la mort, autour de ce signe dont il avait faim. Et voici qu’il montait vers des champs de lumière.

Il s’élevait peu à peu, en spirale, dans le puits qui s’était ouvert, et se refermait au-dessus de lui. Et les nuages perdaient, à mesure qu’il montait, leur boue d’ombre, ils passaient contre lui comme des vagues de plus en plus pures et blanches. Fabien émergea.

Sa surprise fut extrême : la clarté était telle qu’elle l’éblouissait. Il dut, quelques secondes, fermer les yeux. Il n’aurait jamais cru que les nuages, la nuit, pussent éblouir. Mais la pleine lune et toutes les constellations les changeaient en vagues rayonnantes.

L’avion avait gagné d’un seul coup, à la seconde même où il émergeait, un calme qui semblait extraordinaire. Pas une houle ne l’inclinait. Comme une barque qui passe la digue, il entrait dans les eaux réservées. Il était pris dans une part de ciel inconnue et cachée comme la baie des îles bienheureuses[1]. La tempête, au-dessous de lui, formait un autre monde de trois mille mètres d’épaisseur, parcouru de rafales, de trombes d’eau, d’éclairs, mais elle tournait vers les astres une face de cristal et de neige.

Fabien pensait avoir gagné des limbes[2] étranges, car tout devenait lumineux, ses mains, ses vêtements, ses ailes. Car la lumière ne descendait pas des astres, mais elle se dégageait, au-dessous de lui, autour de lui, de ces provisions blanches.

Ces nuages, au-dessous de lui, renvoyaient toute la neige qu’il recevait de la lune. Ceux de droite et de gauche aussi, hauts comme des tours. Il circulait un lait de lumière dans lequel baignait l’équipage. Fabien, se retournant, vit que le radio[3] souriait.

- Ça va mieux ! cria-t-il.

Mais la voix se perdait dans le bruit du vol, seuls communiquaient les sourires. « Je suis tout à fait fou, pensait Fabien, de sourire : nous sommes perdus. »

Pourtant, mille bras obscurs l’avaient lâché. On avait dénoué ses liens, comme ceux d’un prisonnier qu’on laisse marcher seul, un temps, parmi les fleurs.

« Trop beau », pensait Fabien. 

Il errait parmi des étoiles accumulées avec la densité d’un trésor, dans un monde où rien d’autre, absolument rien d’autre que lui, Fabien, et son camarade, n’étaient vivants. Pareils à ces voleurs des villes fabuleuses, murés dans la chambre aux trésors dont ils ne sauront plus sortir. Parmi des pierreries glacées, ils errent, infiniment riches, mais condamnés. 

 

[1] Iles des Bienheureux : dans la mythologie grecque, îles situées aux confins des champs élyséens où séjournent les héros après leur mort.

[2] Limbes : séjour des âmes justes avant la rédemption, dans la religion catholique. 

[3] Le radio : technicien qui assure les liaisons par radio.

COMMENTAIRE LINEAIRE

     L’aviation commerciale fait ses débuts avec l’entreprise pionnière Latécoère à Toulouse dès 1927. Saint-Exupéry fait partie de l’aventure. En 1929, il est pilote pour l’Aéropostale en Argentine et participe aux vols de nuit récemment mis en place pour gagner du temps sur les autres moyens de transport. Il transcrit son expérience dans Vol de nuit en 1931 et rend hommage aux pilotes et aux pionniers. C’est un hymne au courage des hommes qui se surpassent, aux luttes épiques contre les éléments naturels, à la beauté de la nuit. 

    Dans l’extrait, Fabien, pilote pris dans une tempête au-dessus de la cordillère des Andes, est bloqué dans une nuit bouleversée. Il a lutté longtemps pour trouver une voie, pour atterrir quelque part, mais se sait dorénavant perdu. On découvre les derniers instants du pilote et de son aide dans un cosmos éblouissant. Comment l’auteur montre-t-il la beauté du monde à travers le regard du pilote ?

Le texte se découpe en trois mouvements : 

. l. 1 à 7 : l’ultime lutte pour la survie

. l. 8 à 18 : la découverte du monde cosmique

. l. 19 à fin : la réaction des pilotes « condamnés »

 

 

La lutte pour la survie, l. 1 à 7

. l. 1-4 : Le texte commence par un registre tragique. Le pilote, poussé par l’espoir de survivre, tente une ultime manœuvre pour quitter la tempête en essayant une voie incertaine à travers les nuages. Le lexique positif qui indique un certain optimisme est pourtant immédiatement corrigé par des termes négatifs. Ainsi, ce qui le guide ou le rassure est en même temps ce qui accélère sa perte : les mots « corrigeant, repères, auberge, lueur, lumière, signe, champs de lumière » s’opposent à « pâle aimant, confuse, mort, faim ». Le pilote aspire à un repos qui ne vient pas, il le rêve. La consécutive, « si longtemps… que », induit le pilote à la faute. La métaphore du refuge est tragiquement contredite par la réalité : la lumière d’une étoile devient « lueur d’auberge » et la faim, prise au sens propre comme au figuré, suggère l’épuisement et la volonté de se poser pour se reposer du fracas de la tempête. Les « champs de lumière » semblent offrir la promesse d’un repos.

. l. 5-7 : le deuxième paragraphe met très vite un terme à l’espoir. Le vocabulaire antithétique rend la perception du monde confuse : l’élévation (« il s’élevait en spirale ») et la descente se confondent avec le terme « puits » qui évoque la chute et l’impasse. Le verbe « se referm(er) » finit de suggérer le piège dans lequel est tombé le pilote. Pourtant, les mots deviennent positifs. Les éléments naturels se mélangent : « la boue » et « les vagues » ont envahi le ciel à travers une métaphore et une comparaison. Pourtant, ils semblent gagner en pureté, se nettoyer ou se libérer de la vie terrestre. Il s’agit presque d’une renaissance : le pilote « émerg(e) ». 

 

La découverte du monde cosmique, l. 8 à 18

. l. 8-10 : pourtant, le terme « surprise » fait basculer le texte. L’éblouissement inattendu après l’« ombre » et l’heure nocturne provoque un changement d’ambiance, de la tempête au calme insoupçonné. La consécutive, « la clarté était telle que… », renforce le contraste des paysages et fait surgir le paradoxe des nuages qui, en pleine nuit, éblouissent au lieu d’assombrir. L’univers habituel du pilote a donc disparu. Les « vagues » reviennent et filent la métaphore maritime. Les éléments naturels, en se confondant, créent un nouveau monde où la « pleine lune » devient soleil.

. l. 11-15 : la description se focalise alors sur l’avion, comparé à une « barque ». Saint-Exupéry file la métaphore maritime pour faire comprendre aux lecteurs des sensations que quasiment personne n’a vécues dans les années 30. En effet, la barque agitée par la houle devient un frêle esquif inadapté à son milieu. Mais la négation (« pas une houle ne l’inclinait ») fait comprendre l’apaisement et la « digue » donne l’impression illusoire de sécurité, voire d’arrivée à bon port. Fabien a changé de monde : il est en terra incognita comme les anciens explorateurs et a atteint « une part de ciel inconnue et cachée », « un autre monde ». Deux univers s’opposent, celui des vivants, en-dessous des nuages, battus par « la tempête, les rafales, les trombes d’eau, les éclairs » et celui des morts, au-dessus des nuages, selon le mythe des « îles bienheureuses ». Deux faces des nuages forment une frontière normalement infranchissable, déchainement de violence en bas, cristaux figés en haut. L’auteur amorce progressivement l’idée de la mort du pilote et du radio déjà arrivés dans un paradis métaphorique.

. l. 16-18 : en effet, la métaphore de la mort s’amplifie. L’équipage, après le paradis mythologique, a atteint un paradis chrétien dans les « limbes ». L’avion, par métonymie, est réduit à ses ailes. Les personnages se sont donc transformés en anges. Les jeux de lumière créent cette impression, cette illusion d’optique. La source lumineuse est inversée : elle provient du bas, de la réflexion de la lumière sur les nuages. Les repères habituels ont disparu. Les connecteurs « car » et « mais », l.17, semblent suivre la pensée des personnages qui découvrent ce que personne n’a jamais vu. Le paragraphe s’achève avec le mot « provisions ». L’idée d’auberge, au début du texte, se concrétise. Ils sont arrivés dans un refuge illusoire certes, mais apaisant après la tempête. 

 

La réaction des pilotes « condamnés », l. 19 à fin

. l. 19-24 : les explications se poursuivent sur les sources lumineuses. On perçoit l’étonnement et l’émerveillement des deux hommes qui observent partout : « au-dessous », « droite », « gauche ». Et l’image du « lait » qui baigne l’équipage renvoie encore une fois à une métaphore biblique, promesse d’une terre paradisiaque d’abondance de lait et de miel. Les deux hommes, fascinés, ressentent la même béatitude face au paysage cosmique. Le pilote éprouve alors le besoin de partager son émotion avec son copilote. Pourtant, le thème du sourire (énoncé 3x, sous forme de verbe ou de nom) et le propos optimiste prononcé sont en totale dissonance avec la situation désespérée. Les personnages en ont conscience et Fabien verbalise cette contradiction par la jonction du verbe « sourire » et de l’adjectif « perdus ». 

. l. 25 à fin : une forme d’extase s’est emparée des personnages. Ils sont comme transportés hors d’eux-mêmes et semblent éprouver une joie extrême face à la vision exceptionnelle qui s’offre à eux. Ils accèdent à une révélation mystique, à un monde inaccessible au commun des mortels. Et cette initiation est le prix de leur vie. Ils se sentent avant tout libérés. Le champ lexical de la liberté (« lâché, dénoué ses liens ») et la comparaison « comme ceux d’un prisonnier » renforcent l’idée d’une libération, d’un détachement des contingences terrestres. Enfin, la phrase se termine par une évocation des fleurs, image de la vie printanière, mais également des fleurs tombales. 

L’expression « trop beau » prononcée par Fabien est comme incomplète : « trop beau » « pour être vrai ». Le pilote accueille la beauté du cosmos comme une ultime promenade avant son exécution. 

Le dernier paragraphe conclut cette échappée de la tempête dans un registre tragique et lyrique. La poésie des images qui mènent immanquablement à la mort transfigurent la réalité. Les étoiles sont associées métaphoriquement à des pierres précieuses. Le ciel devient une caverne merveilleuse à l’image des contes des Mille et une nuits. Le lexique énumère la richesse entrevue : « trésors (x2), pierreries, riches, villes fabuleuses ». Le terme « errer » ouvre et termine le paragraphe : errance des gens perdus, errance des curieux en visite. L’ultime terme annonce la mort pour conclure le texte et le chapitre : les deux personnages sont « condamnés ». 

 

 

            Saint-Exupéry élève le récit à une poésie qui célèbre la beauté de la nuit étoilée. La multiplication des images, métaphores ou comparaisons, transfigure la réalité et fait basculer le tragique vers le lyrisme poétique. L’auteur célèbre un monde inaccessible qui apaise les personnages au moment final et leur offre une véritable paix intérieure. Au sol, les équipes attendent l’avion sans plus d’espoir.

            Saint-Exupéry relate ainsi ses expériences et le vécu de ses camarades. Henri Guillaumet a capoté dans la cordillère des Andes en 1930 suite à une tempête. Lui-même se crashera en 1935 dans le désert du Sahara, événement qui lui inspirera son récit le plus connu, Le petit prince, publié en 1943 et dans lequel il célèbre le monde et l’univers tout entier également.

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