top of page

La poésie 

Les Fleurs du mal, Baudelaire, 1857

Parcours : la boue et l'or

Commentaire linéaire : La cloche fêlée

Correspondances

 

La Nature est un temple où de vivants piliers

Laissent parfois sortir de confuses paroles ;

L’homme y passe à travers des forêts de symboles

Qui l’observent avec des regards familiers.

 

Comme de longs échos qui de loin se confondent

Dans une ténébreuse et profonde unité,

Vaste comme la nuit et comme la clarté,

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

 

Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,

Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,

Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,

 

Ayant l’expansion des choses infinies,

Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,

Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.

...............

Projet poétique de Baudelaire : alchimie poétique

. Renouvellement du langage

. Mélange des sens (synesthésie)

. Omniprésence de symboles

La cloche fêlée

 

Il est amer et doux, pendant les nuits d'hiver,
D'écouter, près du feu qui palpite et qui fume,
Les souvenirs lointains lentement s'élever
Au bruit des carillons qui chantent dans la brume.

Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux
Qui, malgré sa vieillesse, alerte et bien portante,
Jette fidèlement son cri religieux,
Ainsi qu'un vieux soldat qui veille sous la tente !

Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu'en ses ennuis
Elle veut de ses chants peupler l'air froid des nuits,
Il arrive souvent que sa voix affaiblie

Semble le râle épais d'un blessé qu'on oublie
Au bord d'un lac de sang, sous un grand tas de morts,
Et qui meurt, sans bouger, dans d'immenses efforts.

COMMENTAIRE LINEAIRE

      La cloche fêlée est un sonnet de la section « Spleen et Idéal » des Fleurs du mal. Il est suivi de quatre autres poèmes intitulés Spleen et s’inscrit donc dans un ensemble mélancolique, pessimiste et sombre. Le poète, dans une vaste analogie, compare son âme à une cloche fêlée pour décrire sa souffrance et l’amplifier progressivement par une autre comparaison : un soldat à l’agonie. Les guerres napoléoniennes ont laissé derrière elles des traumatismes dont la littérature se fait longtemps l’écho. 

Baudelaire, poète maudit, se sent incompris des siens. Son recueil Les Fleurs du mal fait scandale en 1857. La modernité des images presqu’hallucinatoires renouvellent le genre poétique. Son projet est audacieux, voire provocateur : faire de « l’or » avec de la « boue », créer de la beauté avec de la laideur et de la noirceur.  

Comment le poète exprime-t-il son spleen, la fêlure de son âme ? 

Le sonnet se découpe en deux temps principaux : tout d’abord, les quatrains proposent l’éloge d’une cloche bienheureuse, quand les deux sonnets traduisent le spleen du poète. 

 

 

Éloge d’une cloche personnifiée

  • Le premier quatrain évoque un moment d’apaisement éphémère au son d’un « carillon » lointain. Une seule phrase se déroule sur les quatre vers. 

v.1 : la formule impersonnelle « il est » met le poète à distance. Il retrace une vérité générale. Pourtant, l’antithèse « amer et doux » pose d’emblée une contradiction personnelle, une perception intime spécifique. Deux sentiments antinomiques s’affrontent : douleur et plaisir se confondent dans une même expression. Une précision temporelle interrompt la phrase et situe la scène dans un cadre hostile : « les nuits d’hiver ». Le pluriel confirme la généralisation amorcée dès le début du poème. Mais la césure à l’hémistiche équilibre le vers dans une harmonie auditive renforcée par la rime interne « amer » et « hiver ». Le poème hésite donc entre sensations positives et négatives. 

v.2 : le rejet « D’écouter » met l’infinitif en valeur et amorce une explication : l’ouïe provoque ces sentiments opposés. Toutefois, la révélation de la source sonore est retardée par une nouvelle précision, spatiale cette fois et rassurante, qui occupe les trois quarts du vers : « près du feu ». La chaleur du foyer est une présence rassurante qui vient adoucir la rigueur des « nuits d’hiver ». Le jeu des sonorités renforce l’image : l’allitération en [f] (feu, fume) et la répétition du pronom relatif « qui » imitent le crépitement de la flamme. 

v.3 : le complément de l’infinitif arrive enfin, « les souvenirs lointains », et provoque une surprise et un décalage inattendu entre concret et abstrait. Le poète écoute le bruit des souvenirs qui résonnent en lui. L’absence de pause dans ce vers souligne l’émergence inexorable des souvenirs vers la conscience. Le premier vers trouve donc son explication : la résurgence de ces souvenirs est un processus « amer et doux » pour le poète ; la douleur ou le plaisir surgit en fonction des souvenirs. (A noter : la rime pour les yeux « hiver/ s’élever », ou rime normande (prononciation vieillie), entre peut-être en résonance avec le carillon, typique du Nord de la France ?)

v.4 : le son de la cloche, annoncé dès le titre et attendu depuis le premier vers, apparaît enfin, mais comme une circonstance qui accompagne le souvenir. Les « carillons », série de cloches, sont personnifiés : ils « chantent » malgré la « brume » et deviennent réconfortants. Le cadre extérieur, hostile, est adouci par ce point de repère sonore, identifiable quand la vue est aveuglée par les conditions météorologiques.

 

  • Le deuxième quatrain célèbre la cloche dans une vaste exclamative développée sur 4 vers également.

v.5 : La personnification, amorcée au vers 4, se confirme. La cloche, dotée d’un « gosier vigoureux », est qualifiée par le poète de « bienheureuse ». Il envie sa force et la puissance du son qu’elle émet. L’exclamative permet au poète de placer l’adjectif « bienheureuse » à la première place du vers. Il projette sur elle des sentiments qui lui sont étrangers et un état de piété inaccessible. « Bienheureux » est en effet un qualificatif qui a un double sens : soit « très heureux », soit « béatifié » avant canonisation pour des actions chrétiennes héroïques. Le poète établit déjà un fossé entre ses aspirations et une réalité vaine. 

v.6 : Le pronom relatif, rejeté au début de ce 6ème vers, n’amène pas directement le verbe retardé par un ample complément circonstanciel d’opposition. La vieillesse de la cloche n’entrave pas sa force. Le vers, sectionné en parties grammaticales, impose à la voix du lecteur des arrêts qui imitent le balancier de la cloche et traduisent sa vigueur ininterrompue. 

v.7 : La proposition relative enfin révèle l’action de la cloche : elle « jette fidèlement son cri religieux ». Le verbe « jeter » implique une certaine agressivité pour atteindre des fidèles inattentifs. La cloche joue le rôle d’une gardienne de la foi attachée au rituel (« fidèlement »). La diérèse sur le terme « religion » allonge le mot et le rend important. La constance de la cloche et sa fermeté lui confèrent donc une résistance et une forme de sainteté inébranlable. 

v.8 : Le vers 8 amène une comparaison « ainsi que » : la cloche, gardienne des âmes, est assimilée au soldat qui « veille », garant de la paix. L’analogie apparaît dans l’âge des protagonistes (« vieux »), dans le cadre de leur action (dans une église ou une tente, toutes deux triangulaires ; à l’extérieur, dans le froid et la nuit). Une nouvelle image se superpose à l’idée de religion : la mort et la guerre suggérées implicitement par la présence du soldat. 

Le processus de la mémoire s’est enclenché dans ces deux quatrains. Dans les deux tercets, le poète nous livre sa rêverie mélancolique au son d’une cloche lointaine. 

 

Le spleen du poète

Les deux tercets s’enchaînent sans pause de la voix dans une seule phrase qui répond aux deux quatrains : le poète s’identifie à une cloche qui déraille et ne remplit plus son rôle de guide séculaire. 

v.9 : Le pronom tonique « moi » impose immédiatement l’analogie : les quatrains ont pour réel sujet l’« âme » du poète. Il joue avec le sens propre et le sens figuré du mot « fêlée ». C’est une syllepse qui lui permet de glisser de l’idée concrète d’une cloche fissurée à la suggestion figurée d’une légère altération mentale. La proposition circonstancielle retarde le 2ème verbe principal et rend le vers instable. Le dernier terme, « ennui », est à prendre au sens fort, médical : l’ennui, c’est un néant qui engloutit l’individu et le conduit à la dépression. Il rime, au vert suivant, avec « nuit » qui accroît le désespoir.

v.10-11 : La volonté notée dans le verbe « vouloir » semble le signe même de l’échec et le vocabulaire se contredit : l’intention positive (« peupler l’air froid des nuits ») est anéantie au vers 11 par l’adjectif « affaiblie » et l’adverbe « souvent ».

v.12 : La fêlure initiale s’amplifie pour devenir un « râle épais ». Les « chants » désirés révèlent une souffrance enfouie qui surgit malgré le poète. Le sens se dégrade au fil du sonnet : le « râle » appartient au registre médical de l’agonisant. Il est aggravé par l’adjectif « épais ». Une deuxième analogie apparaît : le poète n’est plus seulement un son défaillant, mais un soldat blessé mourant. 

v.13 : L’analogie amorcée au 2ème quatrain reprend et se développe : la guerre sévit et répand ses cruelles injustices, l’oubli d’un blessé sous un tas de morts. Le vers, constitué de monosyllabes masculins, donne un effet saccadé. Les hyperboles (« lac de sang » et « grand tas »), réparties dans chaque hémistiche, accentuent l’horreur de ce paysage mortifère et générateur d’angoisse. Le poète se sent prisonnier, dans la boue, le sang et la mort. 

v.14 : Le dernier vers tient du cauchemar, de la hantise terrifiante des récits de guerre (ex. Le colonel Chabert, Balzac). L’opposition entre les termes « sans bouger » et dans « d’immenses efforts » témoignent du combat intérieur invisible du soldat.

Les tercets, lugubres, conduisent le poète et le lecteur sur le champ de bataille après le combat. Le titre est oublié. La cloche devient glas funèbre. 

 

 

              Le poème, anecdotique en son début, opère une double analogie qui traduit l'état d’esprit du poète : la sensation que sa voix, trop faible, est incapable de crier et ne peut être entendue comme le soldat agonisant dans une mare de sang enfouis sous les cadavres. Les cris d’appel ne peuvent être entendus, le secours ne viendra pas. Le spleen du poète est profond. Il est écrasé par une impression d’impuissance qui le mène à la mort. On pourrait y voir la métaphore de sa voix poétique inefficace à transcender le laid pour gagner la beauté. Les idéaux ont perdu le vernis de leurs illusions : illusion de l’héroïsme et de la figure protectrice du soldat. 

bottom of page