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Littérature d'idées : "Notre monde vient d'en trouver un autre."

Montaigne, Les Essais, Des Cannibales et Des Coches

Dissertation

 

 

La littérature peut-elle, à votre avis, agir sur le lecteur en mettant en cause ses préjugés ? 

Répondez à la question en vous appuyant sur l’œuvre au programme et sur les textes complémentaires étudiés.

 

 

            Les préjugés sont un fléau de la pensée et une précipitation de l’esprit. « Il ne s'est jamais rien fait de grand dans le monde que par le courage et la fermeté d’un seul homme qui brave les préjugés de la multitude » affirme Gracchus Babeuf à la veille de la révolution française. La littérature, armée de ses seuls mots à vocation artistique, peut-elle agir sur ces jugements erratiques ? Bouleversé par la lecture de l’essai De la servitude volontaire, puis par le courage de son auteur, La Boétie, Montaigne a fait son choix : son œuvre sera engagée dans la lutte contre les préjugés raciaux de son époque. La découverte d’un nouveau continent vient de bousculer les valeurs du monde occidental. Le premier génocide d’ampleur se déroule sous le regard indifférent ou complice d’Européens ignorants. C’est donc par le partage de son expérience intellectuelle que Montaigne entend toucher son lecteur quand il rédige les chapitres Des Cannibales et Des Coches de ses Essais. Mais que peut un auteur contre la mentalité d’une époque ? La littérature peut-elle être efficace pour lutter contre des préjugés ? Si elle est capable de toucher en partie des lecteurs par le talent de ses auteurs, elle trouve vite ses failles dans l’inaction de ses mots pour, souvent, se détacher de l’engagement et se contenter de ses Belles Lettres.                                                                 

 (saut de 2 lignes)

 

 

        Montaigne, en tant qu’humaniste, s’intéresse à l’homme. La découverte du Nouveau Monde lui offre un sujet d’étude inédit : des populations décrites comme de terribles sauvages, des créatures du diable ne connaissant pas le Christ, comme l’évoque J.-C. Carrière dans La controverse de Valladolid. Les rumeurs véhiculées par voie officielle justifient les massacres et la conquête. Montaigne cependant veut connaître par lui-même la vérité. Il se refuse à accepter les préjugés que les États servent comme justification d’une colonisation brutale. Ces hommes sont-ils des sauvages barbares ou des hommes différents ? S’il n’a pas traversé l’Atlantique, il a en revanche multiplié les rencontres avec des voyageurs pour confronter leurs récits et obtenir une vérité sur ces peuples. Il s’appuie tout d’abord sur le témoignage d’un homme à son service « qui avait demeuré dix ou douze ans en cet autre monde » et qui l’a mis en contact avec des « matelots et marchands qu’il avait connus en ce voyage » (p.11 et p.18-19). Montaigne cherche donc des sources premières, dignes de confiance. Son homme était « simple et grossier », condition selon lui « propre à rendre véritable témoignage ». Il affirme, comme garant de l’exactitude de ses analyses, qu’il s’est contenté de « cette information, sans (s’)enquérir de ce que les cosmographes en disent ». 

        C’est pourquoi, par curiosité et honnêteté intellectuelle, dès qu’une occasion se présente, Montaigne, qui confie pourtant dans le chapitre Des Coches souffrir des voyages, se rend à Rouen où des Brésiliens ont été transportés pour agrémenter une fête royale. Un dialogue s’établit avec eux dans lequel on peut noter des intentions différentes : si « quelqu’un » les interroge sur leur perception de la France, Montaigne, au contraire, cherche à les connaître réellement en leur posant des questions sur leur conception du pouvoir guerrier notamment et leurs pratiques indigènes (p.32-33). Sa réflexion s’appuie donc sur des éléments fiables et réels. Il agit à rebours de l’attitude commune des Parisiens, décrits par Diderot dans ses Lettres persanes ou par D. Daeninckx dans Cannibale, qui se contentent de l’exotisme coloré ou de l’apparente sauvagerie de ces étrangers (un Persan et des Kanaks) dont l’étrangeté suffit à nourrir tous les préjugés. Montaigne veut dépasser les apparences et la première impression. 

        Il cherche donc à compléter ses connaissances, il cite -sans vraiment les nommer- tous les récits des grands voyageurs, français ou espagnols. Il confronte les témoignages de voyageurs malheureux comme Jean de Léry qui, le premier, apporte une vision nuancée et plus humaine des barbares, André Thévet, secrétaire de Villegagnon auquel il fait allusion dans l’incipit Des Cannibales, ou Gomara, secrétaire de Cortès, colonisateur sanguinaire qui fait partie de ces conquistadors qui « n’avouent pas seulement (leurs crimes), (mais) s’en vantent et les prêchent » (p.61). Montaigne traite donc ce sujet contemporain comme il traite ses études classiques : il lit, confronte les sources si diverses soient-elles. Ainsi instruit, il prend du recul pour élaborer une pensée indépendante et la livrer à ses lecteurs qu’il embarque dans ses réflexions. Car c’est avant tout un érudit ; il connaît par cœur les auteurs antiques et retrouvent dans leurs écrits des situations similaires. Il ouvre alors le chapitre Des Cannibales par l’histoire de Pyrrhus qui jugeait, sans les connaître, que les Romains étaient de vils barbares. Sa rencontre avec eux l’a détrompé (p.11). C’est donc le déplacement et la rencontre qui permettent de réviser un jugement erroné et de lever les préjugés. Voyages géographiques, voyages temporels, voyages réels ou livresques permettent à l’auteur des Essais d’agir en sceptique et de remettre en cause des préjugés, les siens et donc ceux du lecteur.

        Rencontrer des acteurs de la conquête, entrer en contact avec des Amérindiens devient donc un acte humaniste, philosophique et politique. Il s’agit pour lui de rétablir une vérité : les sauvages ne sont pas ceux qu’on croit. Montaigne, par sa méthodologie rigoureuse, comme Diderot par son humour léger ou D. Daeninckx par la peinture d’une période moins enseignée, arrivent à toucher le lecteur. 

(saut d’une seule ligne)

 

        Pourtant, on ne peut que constater la permanence des préjugés. Si Montaigne a pu infléchir l’opinion de quelques lecteurs et susciter des admirations, il n’a pas freiné le phénomène. Quatre siècles plus tard, l’auteur de Cannibale fait toujours le même constat : en 1931 des Kanaks sont exploités pour venir jouer les sauvages à Paris… 

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