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CL. COMMENTAIRE LINEAIRE

"Notre monde vient d'en trouver un autre."

Les cannibales, Les Essais, Montaigne, 1580

Qu’est-ce qu’un "sauvage" ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

TEXTE TRADUIT

Or je trouve, pour revenir à mon propos [1], qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage. Comme de vrai, il semble que nous n’avons autre mire [2] de la vérité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usances du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police [3], parfait et accompli usage de toutes choses. Ils sont sauvages, de même que nous appelons sauvages [4] les fruits que nature, de soi et de son progrès [5] ordinaire a produits : là où, à la vérité, ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice et détournés de l’ordre commun que nous devrions appeler plutôt sauvages. En ceux-là sont vives et vigoureuses les vraies et plus utiles et naturelles vertus et propriétés ; lesquelles nous avons abâtardies en ceux-ci les accommodant au plaisir de notre goût corrompu. Et si pourtant [6] la saveur même et la délicatesse se trouvent, à notre goût même, excellentes à l’envi [7] des nôtres en divers fruits de ces contrées-là, sans culture, ce n’est pas raison que l’art gagne le point d’honneur sur notre grande et puissante mère nature. Nous avons tant rechargé [8] la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions que nous l’avons tout étouffée. Si est-ce [9] que partout où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à nos vaines et frivoles entreprises. 

 

Et veniunt hederae sponte sua melius,

Surgit et in solis formosior arbustus antris,

Et volucres nulla dulcius arte canunt[10].

 

(Et le lierre pousse mieux de lui-même,
L’arbousier croît plus beau dans les antres isolés,

Et les oiseaux chantent plus suavement sans aucun artifice.)

 

[1]Fin d’une digression et retour aux considérations de Montaigne sur la terre colonisée par Villegagnon. 

[2]Mire : critère.

[3]Police : gouvernement.

[4]Sauvage : terme qui vient de silva, la forêt.

[5]Progrès, ici, processus. 

[6]Et si pourtant : et par conséquent si…

[7]A l’envi : en rivalité avec. 

[8]Rechargé : surchargé. 

[9]Si est-ce que : en tout cas. 

[10]Citation des Elégies de Properce, poète latin (vers -47 et vers +15/16)

COMMENTAIRE LINEAIRE

Introduction (contexte de l’œuvre à compléter. Cf. introduction de l’incipit)

Montaigne réfléchit sur la nature des barbares et en donne une définition surprenante et provocatrice : les barbares sont sauvages comme on parle de fruits sauvages. Il interroge alors les différents sens du mot « sauvage » pour défendre ce peuple cannibale et modifier la vision de ses contemporains. Par cette thèse novatrice, il conduit, par jeux de comparaisons, son lecteur à renoncer à ses préjugés, c’est-à-dire à ses jugements ethnocentrés et eurocentrés. 

(Mouvements du texte) Son raisonnement évolue en deux temps : il qualifie tout d’abord les barbares de sauvages naturels (l.1-5), puis compare l’état de nature et l’état de culture (l.5-24) en prônant la relativité de toute vérité. 

A noter :  Montaigne s’inspire visiblement de Jean de Léry dans ce texte. Cet aventurier évoque longuement l’ananas, fruit qui l’étonne par son goût extraordinairement sucré qu’il compare aux confitures européennes dans son Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, publiée en 1578. 

. Comment M nous conduit-il à changer notre regard sur les Indiens et à les regarder avec bienveillance ?

. Quelle est la vision des « sauvages » selon Montaigne ? 

. Quelle est la stratégie argumentative de Montaigne pour convaincre son lecteur ?

Développement

* De la ligne 1 à « de toutes choses », Montaigne donne sa définition du terme sauvage en guise de thèse. 

Il met fin à une digression et reprend le fil de son raisonnement par la conjonction de coordination « or » qui marque la transition vers la partie centrale de son essai : l’étude des Brésiliens. On constate que le terme cannibale n’est pas encore employé : il utilise les qualificatifs de "barbare" et de "sauvage". L’évocation du cannibalisme viendra plus tard dans le chapitre. Il conduit donc très progressivement son lecteur à changer de point de vue et à accepter la différence de culture. 

Les phrases employées sont tout d’abord négatives (« il n’y a rien ») pour énoncer la thèse de cette page. M rejette le préjugé traditionnel : le barbare, communément considéré comme un être cruel et féroce, est ici valorisé, réhabilité. La restriction « sinon que » critique au contraire l’ethnocentrisme des Européens et leur incapacité à penser objectivement. La deuxième restriction « nous n’avons autre mire… que » souligne les défauts et l’esprit étroit des Occidentaux dont la vision se limite à un seul point de vue borné. C’est, selon M, ce qui explique le mépris des Européens pour les autres. L’accumulation des 3 termes (« exemple, idée des opinions et usances ») contient les critères retenus pour évaluer d’autres cultures. Le rythme ternaire qui suit, renforcé par des répétitions, vient illustrer l’idée précédente : « parfaite religion, parfaite police, parfait et accompli usage ». L’ironie des superlatifs, particulièrement moqueurs (n’oublions pas que la France se déchire dans les guerres de religion), se veut provocatrice pour susciter l’intérêt. N’est bon que ce qui nous concerne. M dénonce donc l’ethnocentrisme et l’eurocentrisme pour mettre en avant la relativité des opinions : il n’existe pas de vérité absolue et on ne peut hiérarchiser les cultures en fonction de critères subjectifs. M illustre ici une démarche humaniste. 

 

* A partir de « Ils sont sauvages, de même que… » à la fin du texte, M va énumérer des arguments pour défendre sa thèse. 

Il observe tout d’abord la polysémie du terme sauvage - individu qui vit dans la nature (du latin, silvaticus, de la forêt) ; puis individu dépourvu de culture qui se montre violent et cruel, selon le dictionnaire- et revient sur le premier sens. C’est grâce à la comparaison, ligne 6, « de même que » que s’opère le basculement de sens (figure de style de l’antanaclase, répétition d’un même mot avec un sens différent). Le mot apparaît 3 fois dans une seule phrase avec ses différents sens. Les sauvages sont alors comparés à des fruits qui poussent naturellement sans culture. M critique donc les cultures occidentales en inversant les valeurs dans un raisonnement provocateur : ce sont nos fruits qui, cultivés, sont dénaturés, et deviennent ainsi mauvais, sauvages au 2ème sens. Les termes qui se rapportent aux Européens sont dès lors exclusivement négatifs : « altérés, artifices, détournés, sauvages » (l. ), « abâtardies, corrompu » (l. ). M fait un éloge des cannibales pour mieux dénigrer les mœurs des Européens. 

Par conséquent, il énonce un deuxième argument : la supériorité de l’état de nature à l’état de culture. Les termes rapportés à la nature sont au contraire positifs : « vives, vigoureuses, vraies, utiles, naturelles, vertus ». Il illustre son argument par l’exemple de fruits tropicaux particulièrement sucrés (l. ) -comme l’ananas décrit par Jean de Léry qui n’est pas cité- qui peuvent rivaliser en saveur avec des produits européens cuisinés (comme la confiture ou les gâteaux). Son raisonnement est donc déductif : il arrive à la conclusion que la nature, qualifiée par les superlatifs « grande et puissante », l.  , est supérieure à la culture et aux civilisations sophistiquées. La nature est présentée comme une mère nourricière, une divinité bienveillante et protectrice que les Européens ont oubliée, négligée et déformée (dénaturée). Les indigènes sont aussi purs et innocents que les premiers hommes : Adam et Ève dans l’Éden originel. La proposition subordonnée consécutive « nous avons tant rechargé… que nous l’avons tout étouffée » résume cette idée : l’homme civilisé détruit la nature. M répète une même idée sous différentes formes pour appuyer sa thèse : il reprend en conclusion d’autres termes négatifs pour souligner à nouveau les défauts occidentaux : de « vaines et frivoles entreprises » agitent les Européens. M se place donc en moraliste autant qu’en humaniste. Il invite le lecteur à la « honte », l.  , dans un oxymore provocateur « merveilleuse honte » (le merveilleux pour les produits de la nature et la honte pour le sentiment ressenti face à elle) et condamne l’attitude des Occidentaux. 

M illustre enfin son propos par une citation latine extraite d’un poème de Properce, poète latin. L’humaniste met ses connaissances antiques au service de sa démonstration : la nature l’emporte sur la culture et les Anciens l’avaient déjà noté. Ces vers valorisent des plantes capables de pousser naturellement dans des conditions difficiles ou des oiseaux émouvants par la beauté naturelle de leur chant. La nature est magnifiée dans tous ces aspects. 

 

 

Conclusion

Montaigne fait donc un éloge audacieux et novateur des cannibales en jouant avec la terminologie du terme sauvage et en osant des comparaisons efficaces, mais provocatrices. L’état de nature est valorisé et l’état de culture dénigré. Son scepticisme, c’est-à-dire sa capacité à douter, quant à la supériorité de la culture européenne le conduit à remettre en cause les valeurs traditionnelles.

Il va poursuivre sa démonstration et son éloge jusqu’à la fin du chapitre où il relate sa rencontre avec des Brésiliens à Rouen à l’occasion d’une réception pour le roi Charles IX. Le regard humaniste de l’auteur, empreint de tolérance, éclate dans cet extrait. 

M initie le mythe du bon sauvage qui va se développer au XVIIIème siècle avec les philosophes des Lumières (Diderot, Rousseau). Le bon sauvage devient également un prétexte pour critiquer la société française : L’ingénu, Voltaire, Les lettres persanes, Montesquieu.

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