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"Notre monde vient d'en trouver un autre."

Texte complémentaire (pour la dissertation)

Les Essais, Les Cannibales, Montaigne, 1580

Excipit : rencontre avec des cannibales

 

Trois d'entre eux, ignorant combien coûtera un jour à leur repos et à leur bonheur la connaissance des corruptions de deçà[1], et que de ce commerce naîtra leur ruine, comme je présuppose qu'elle soit déjà avancée (bien misérables de s'être laissé piper[2] au désir de la nouvelleté, et avoir quitté la douceur de leur ciel pour venir voir le nôtre), furent à Rouen, du temps que leur feu roi Charles neuvième[3] y était. Le Roi parla à eux longtemps ; on leur fit voir notre façon, notre pompe[4], la forme d'une belle ville. Après cela, quelqu'un en demanda leur avis, et voulut savoir d'eux ce qu'ils y avaient trouvé de plus admirable ; ils répondirent trois choses, d'où j'ai perdu la troisième, et en suis bien marri[5] ; mais j'en ai encore deux en mémoire. Ils dirent qu'ils trouvaient en premier lieu fort étrange que tant de grands hommes, portant barbe, forts et armés, qui étaient autour du Roi (il est vraisemblable qu'ils parlaient des Suisses de sa garde), se soumissent à obéir à un enfant, et qu'on ne choisissait plutôt quelqu'un d'entre eux pour commander. Secondement (ils ont une façon de leur langage telle qu'ils nomment les hommes « moitié les uns des autres ») qu'ils avaient aperçu qu'il y avait parmi nous des hommes pleins gorgés de toutes sortes de commodités, et que leurs moitiés étaient mendiants à leurs portes, décharnés de faim et de pauvreté ; et trouvaient étrange comme ces moitiés ici nécessiteuses pouvaient souffrir une telle injustice, qu'ils ne prissent les autres à la gorge, ou missent le feu à leurs maisons.

(Fin du chapitre Des Cannibales : Je parlai à l’un d’eux fort longtemps, mais j’avais un truchement[6] qui me suivait si mal, et qui était si empêché à recevoir mes imaginations par sa bêtise que je n’en pus tirer rien qui vaille. Sur ce que je lui demandai quel fruit il recevait de la supériorité qu’il avait parmi les siens (car c’était un capitaine, et nos matelots le nommaient roi), il me dit que c’était marcher le premier à la guerre. De combien d’hommes il était suivi ; il me montra un espace de lieu pour signifier que c’était autant qu’il en pourrait en un tel espace : ce pouvait être quatre ou cinq mille hommes. Si hors la guerre toute son autorité était expirée ; il qu’il lui en restait cela, que quand il visitait les villages qui dépendaient de lui, on lui dressait des sentiers au travers des haies de leurs bois, par où il put passer bien à l’aise. Tout cela ne va pas trop mal : mais quoi ? ils ne portent point de haut de chausses[7].)

 

 

[1]De deçà : de nos pays. 

[2]Piper : tromper.

[3]Charles IX (1550-1574) : il accède au pouvoir en 1560, à 10 ans, et meurt à 24 ans.

[4]Pompe : déploiement de faste, de luxe. 

[5]Marri : fâché, affligé. 

[6]Truchement : interprète. 

[7]Haut de chausses : vêtement masculin bouffant qui va de la taille au genou. 

COMMENTAIRE LINEAIRE

 

Introduction à compléter : contexte, présentation auteur, œuvre (cf. introduction de l'incipit Des Cannibales, Montaigne).  

(Situation du passage) Montaigne, quelques paragraphes avant ce texte, s’est interrogé sur la supériorité de l’état de nature ou de l’état de culture des sauvages. Il en est arrivé à la conclusion que les cannibales, qui vivent à l’état de nature, sont supérieurs aux Occidentaux qui vivent dénaturés et corrompus. Pour confirmer sa réflexion initiale (tirée de ses lectures ou du récit d’un témoin), il est allé à Rouen -à l’occasion d’une fête donnée en l’honneur du roi Charles IX de passage dans cette ville- à la rencontre de Brésiliens cannibales pour pouvoir discuter avec eux. Il retranscrit ici ses impressions sur les indigènes et leurs commentaires sur les Français qu’ils découvrent avec un étonnement négatif. En quoi ce témoignage direct permet-il de critiquer les Européens -et les Français en particulier ? 

Le texte de Montaigne se découpe en deux grandes parties : tout d’abord le contexte de la rencontre ; puis le dialogue avec les indigènes. 

 

Le contexte de la rencontre

M commence par une réflexion pessimiste sur l’avenir des indigènes, conséquence de sa réflexion précédente. Selon lui, la civilisation occidentale, dénaturée, devient source de corruption ; elle dégrade ces hommes naturellement bons. L’expression "s’être laissé piper" souligne l’argumentation fallacieuse, trompeuse des colons au Brésil pour faire venir quelques individus du pays. On observe dès lors le champ lexical de la dégradation ("corruption, ruine, misérables, piper"). Ce vocabulaire négatif s’oppose donc à l’innocence naturelle des indigènes notés comme "ignorant(s)", loin d’une "douceur natale". Cette vision sombre que M porte sur eux est renforcée par l’emploi du futur ("combien coûtera un jour … naîtra"). De plus, son inquiétude est renforcée par la notation "comme je présuppose qu'elle soit déjà avancée". La dégradation de ce peuple naïf est donc déjà en œuvre.

Ainsi, si l’essayiste tente de réhabiliter les cannibales aux yeux des Européens, il en profite pour dénoncer indirectement l’injustice sociale qui règne dans la France du XVIème siècle, gouvernée par un monarque absolu de droit divin. Il s’interroge alors sur les Occidentaux : qu’est-ce qu’un Occidental aux yeux des sauvages ? Quelles leçons peuvent-ils donner ? 

Un accueil grandiose des indigènes (et du roi, bien sûr) : on note une volonté d’impressionner ces étrangers en leur montrant la façon, la pompe et la forme d’une belle ville, c’est-à-dire la civilisation dans sa splendeur occidentale (l’énumération -dans un rythme ternaire- souligne le désir de montrer tout ce qui fait la fierté de la France). On perçoit ici le sentiment de supériorité français et l’intention démonstrative de cette visite (choix d’une ville qualifiée de belle). Le superlatif de plus admirable, démontre bien l’attente d’une réponse exclusivement positive et valorisante de la part de l’interlocuteur, sûr de la supériorité de sa société. De plus, les adjectifs possessifs "notre" renforcent l’opposition entre les deux peuples que tout sépare. Pourtant, loin d’être impressionnés ou admiratifs, les indiens se montrent au contraire très critiques. 

Un ton proche de la conversation : M maintient le suspense en coupant son discours et évoquant, sur le ton de la conversation avec le lecteur, sa désolation causée par son défaut de mémoire. Il ne cherche pas à inventer ou à recréer : il veut la vérité telle qu’elle a été dite, et non du sensationnalisme ou du faux. Il instaure donc une relation de confiance avec son lecteur. 

Dénonciation de la monarchie absolue de droit divin : le vocabulaire impropre et naïf indique l’ignorance des cannibales pour les usages français (choix du discours indirect et non synthèse des propos pour leur laisser la parole) : "grands hommes", "barbe" (les Suisses) ; opposition d’âge entre le terme enfant et ces hommes mûrs ; opposition de nombres « un » enfant et "tant d’hommes". Montaigne transcrit ainsi le sentiment d’absurdité ressenti par les indigènes grâce à un pléonasme : se soumettre à obéir. Ils mettent en avant une autre logique fondée sur l’âge (l’expérience) et la force et non sur des motifs inconcevables pour eux, illogiques (l’hérédité et l’incarnation d’un droit divin). Montaigne reprend ici les idées de son ami La Boétie sur la « servitude volontaire ». Quel mystère pousse ces hommes à se plier à un enfant sans contrainte apparente ? 

Dénonciation des injustices sociales et de la misère en France : les indigènes sont eux aussi curieux du pays qu’ils découvrent et fins observateurs. Derrière la pompe, ils ont vu la misère. 

> Le vocabulaire des indigènes souligne une égalité fondamentale de leur société : les hommes sont des moitiés les uns des autres. En conséquence, ils s’étonnent et critiquent vivement la pauvreté dont ils sont les témoins dans cette ville qui devient donc moins belle, mais répugnante car injuste.

> Opposition entre deux champs lexicaux : contraste entre la pauvreté et la richesse, particulièrement visible (les uns sont "pleins et gorgés", les autres sont "décharnés") et renforcé par la proximité des lieux (les uns sont à la porte des autres). L’adjectif "décharnés" présuppose une forme de violence sociale : les barbares cruels sont donc Français. Le vocabulaire dévalorisant ne concerne que les Européens. 

> Conséquence imaginée par ces observateurs étrangers : une violence physique inévitable, le meurtre et la destruction (ces indigènes sont particulièrement lucides, la Révolution arrive 2 siècles plus tard).

Les indiens, loin d’être séduits par la nouveauté, sont indignés et choqués. Ils font preuve d’un bon sens qui sert de sujet de réflexion à M et qui remet en cause les vérités occidentales. Les valeurs sont relatives, partielles et d’autres modes de vie et de penser existent et imposent méditation. 

 

Conclusion

Qui donc est le barbare ? semble interroger Montaigne au terme de cette analyse objective. Il propose une vision originale, voire paradoxale des cannibales, mal perçus en France, et opère une critique indirecte de la société française. Ce texte est presque la conclusion du chapitre des Cannibales. Quelques lignes plus bas, il termine par un trait d’humour : les cannibales sont mal considérés car ils ne portent pas de haut de chausse, riche vêtement réservé à l’élite. Seule l’apparence donne du prestige. Montesquieu se souviendra de la leçon en écrivant les Lettres persanes (« Comment peut-on être persan ? ») en 1721. 

M met par ailleurs en place le mythe du bon sauvage, de l’homme bon dans l’état de nature qui sera repris plus tard par Rousseau notamment (De l'inégalité).

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